LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES

Voici de Jean CASSOU (1897-1986): PLAINTES DE DIDON (1950).
Un « Poème composé pendant la convalescence de Jean Cassou après une opération de cataractes. » Dans mon livre bilingue The Madness of Amadis, grenier de bien de poèmes à peine trouvables ailleurs.
Je vous souhaite de jouer de joyeuses prolongations de la Fête de la Musique sous de belles nuits étoilées !
Bel été,
T.A
PLAINTES DE DIDON
Les oiseaux de mon roc s’allègent et s’enflamment,
de mes seins éperdus emportant l’ample cri
vertical, mais à qui le frisson plat des lames
oppose un horizon d’implacable mépris.
Ravisseur de pensées, accapareur de graines
mortes avant l’explosion de leurs jardins,
où donc as-tu couru cacher mes ombres vaines?
Quel prix espères-tu d’un si piteux larcin?
Quel antre, quel palais à ce rapt dérisoire
offriront un accueil d’hyperboles gonflé?
Et toi, sentiras-tu, dans le fort de ta gloire,
mon souffle, entre tes doigts, un peu plus expirer?
J’étais large et formée pour de vastes empreintes,
ainsi qu’une montagne étendue sur le dos.
Tu n’auras retiré de moi qu’une âme éteinte
pour me laisser déserte et creusée jusqu’aux os.
Va donc, ce n’est pas moi que je plains, mais tes charmes
qui n’ont pu te servir qu’à ce double forfait.
Tourne en vain contre toi de si stupides armes:
tu ne saurais non plus toi-même t’abuser.
Voleur de rien, trompeur pour rire, assez, ne lève
plus désormais le moindre cil. Retiens ton sang.
Ne laisse plus un son s’effiler de tes lèvres,
ne laisse plus ton nom s’échapper dans le vent.
Chaque soir, sur ces mers où des fables nouvelles
vont suivre celles-là dont tu me séduisis,
une île surgira, toujours la même et telle
que tes yeux par la mort se sentiront saisis.
Une île blanche et de structure funéraire,
tendue de trous béants, de gestes insensés,
de cordes et de plis: un chant devenu pierre.
Et ta nef, à son tour, flottera pétrifiée.
DIDO’S REPROACHES
My cliff-birds lightly fly, flare up like light,
carry the loud cries of this heart in hell
upwards. Across, my hate without respite
spreads on the water’s horizontal swell.
Rapist of thoughts, and profiteer in seed
that died before the fields burst into leaf,
where did you run to hide my futile shade?
What payoff looms for such a paltry thief?
What palace, or what cave, will recompense
this tawdry rape with rapturous acclaim?
Safe in your glory’s fortress, will you sense
my spirit in your hands, a guttering flame?
I was large, fashioned to be amply pressed,
mountainous, on my back, a mass of stone.
You only took my dead soul from my breast:
left me, deserted, hollowed to the bone.
Go! I don’t care. A pity that your charms
served you for nothing but this shameful double.
Insult yourself! A half-baked feat of arms:
you couldn’t even get yourself in trouble.
Thief of nought, cheat for nought! give over now:
don’t let your lips emit another sound.
Hold your blood in; don’t even twitch your brow;
don’t let your name float freely on the wind.
Each evening on those seas where many a tale
shall follow the seducer’s tales you told,
an island shall rear up, and without fail
your eyes shall feel death’s bony claws take hold.
An island, white, and built as if to mourn:
ropes, folds, mad gestures; long holes yawning wide;
stone that was once a song; and, in its turn,
your ship shall float there, and be petrified.
Copyright © Timothy Adès
- Didon, fondatrice légendaire et première reine de Carthage, par Andrea Sacchi (1599-1661), vers 1630-1640
- Didon et Enée, par Pompeo Batoni (1708-1787), 1747
- Scène de l'Énéide de Virgile où Énée quitte Didon, reine de Carthage, pour poursuivre sa destinée de fondateur de Rome,XVIIe-XVIIIe siècle, par Andrea Meldolla, dit Andrea Schiavone N 1, Lo Schiavone ou Andrija Medulić (vers 1510-1515), peintre et graveur italien, né à Zara N 2 vers 1510 /1515-1563)
- Mort de Didon, Image du Virgile Vaticanus, un manuscrit enluminé du début du Ve siècle
- Mort de Didon, par Joseph Stallaert (1825-1903), ch. 1872 (Musée du Cinquantenaire Bruxelles, Belgique)
- Didon, tragédie en musique, composition musicale : Henry Desmarest (1661-1741)) // "Les Parolles sont de Mad.e de Xaintonge", 1693 (BnF)
- L'écrivain et poète espagnol Ramon Gomez de la Serna (1888-1963), célèbre pour avoir inventé le genre littéraire des « greguerías », de courtes observations humoristiques mêlant humour et métaphore, qui anticipent en partie le surréalisme, et Jean Cassou (Buenos Aires, 1941)
- The Madness of Amadis – et other poems, édition bilingue français et anglais sur pages en vis-à-vis de « La Folie d'Amadis » de Jean Cassou, par Timothy Adès (Agenda Editions, 2008)
Jessye Norman chante "Quand je serai couché sur terre" sur la composition de Henry PURCELL (1659 - 1695) : Didon et Énée (1688)
Egalement, sur une composition d'Hector BERLIOZ :Josephine Veasey, Jon Vickers : "Errante sur tes pas" : https://www.youtube.com/watch?v=A4pOaNUwCxg&list=PLSSG8CYKSxJtadwIDggmxG_sE9WJLzzDI&index=46
Et Jean-Luc Maurette, Françoise Pollet, Jean-Philippe Courtis "Dieux immortels !" (Orchestre symphonique de Montréal · Charles Dutoit · Choeur de l'Orchestre symphonique de Montréal Berlioz:) : https://www.youtube.com/watch?v=Mi69Csh_AFo&list=PLSSG8CYKSxJtadwIDggmxG_sE9WJLzzDI&index=48

Timothy Adès est un poète traducteur britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, également de Federico García Lorca, Alberto Arvelo Torrealba, Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.
Il a réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e. "Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" et les "Rrose Sélavy" de Robert Desnos en anglais.
Membre de la Royal Society of Literature, administrateur de la revue "Agenda Poetry" (fondée en 1959 par Ezra Pound et William Cookson) et membre de son comité de rédaction. Lauréat entre autres des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.
Derniers ouvrages parus : "Ringelnatz the Rhymer " , édition bilingue allemand-anglais (The High Window, 4 août 2024; " Morgenstern's Magic", édition bilingue allemand/anglais des poèmes de Christian Morgenstern (1871-1914) (The High Window, 4 février 2024; "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019), édition bilingue espagnol/anglais; "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant" (Arc Publications, 2017), édition bilingue français/anglais, 527 pages, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.
Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Publiés généralement le week-end).
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Dominique LEVEQUE (dimanche, 22 juin 2025 19:17)
Merci à Timothy Adès de nous embarquer une nouvelle fois dans les vers de jean CASSOU ! Depuis le poème de Virgile, découvert pendant mes années lycée, à une époque où l’on enseignait encore les Humanités, j’ai suivi toutes les métamorphoses de Didon, dans mes livres de classes, mais aussi et beaucoup en furetant dans les rayons de la bibliothèque municipale de Niort: chez Ovide, notamment, la reine de Carthage s’abandonne à un long lamento au cours duquel elle exprime sa douleur de femme abandonnée. Au Moyen Âge, l’auteur du « Roman d’Eneas », une adaptation de l’Enéide – dont j’ai eu un fragment à traduire dans l’épreuve de Latin au Bac - s’intéresse aux amours de la reine et du héros troyen en restant fidèle à la source latine. Y est décrite une Didon, victime de « l’amour‐maladie »…
Avec Cassou, Didon devient une figure emblématique de passion et de désespoir, soulignant son tragique face à la fuite d’Énée, vécue par Didon comme un abandon, seule avec sa douleur.
Depuis Horace, les poètes avaient essayé d’apaiser la douleur avec les vers, mais Cassou, comme ce précurseur de la tragédie classique avant lui qu’est Jodelle, nous montre ici l’impossibilité de guérir avec la parole. Cette dernière échoue dans les dialogues : Didon ne peut pas convaincre Énée de rester, Énée n’arrive pas à convaincre Didon de la « nécessité » de son départ… Didon en est réduite à être furieuse contre lui, ainsi que le montre l’illustration de Jean-Michel Moreau le Jeune choisie par Timothy Adès…
Thank you Timothy !