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ART POETIQUE, par Jorge Luis Borgès / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

   Le grand écrivain Roger CAILLOIS (1913-78), s’étant déplacé en 1939 en Argentine, fait connaître au public français les ibéro-américains tels que Pablo NERUDA, Alejo CARPENTIER, Miguel Ángel ASTURIAS, et Jorge Luis BORGES (1899-1986), dont sa traduction se trouve ci-bas.

BORGES a dit souvent : « Je suis une invention de Roger Caillois ».

 

L'Institut français d'Argentine et le dessinateur et humoriste graphique argentin Miguel Rep ont créé une collection d'histoires appelées #VentanasCulturales .

Cet épisode nous raconte l'histoire du film entre Roger Caillois et Jorge Luis Borges:

https://www.youtube.com/watch?v=BkQbxzuMyUo

 

 

 

 Arte Poética, Jorge Luis Borges    

 

Mirar el río hecho de tiempo y agua

y recordar que el tiempo es otro río,

saber que nos perdemos como el río

y que los rostros pasan como el agua.

 

Sentir que la vigilia es otro sueño

que sueña no soñar y que la muerte

que teme nuestra carne es esa muerte

de cada noche, que se llama sueño.

 

Ver en el día o en el año un símbolo

de los días del hombre y de sus años,

convertir el ultraje de los años

en una música, un rumor y un símbolo,

 

ver en la muerte el sueño, en el ocaso

un triste oro, tal es la poesía

que es inmortal y pobre. La poesía

vuelve como la aurora y el ocaso.

 

A veces en las tardes una cara

nos mira desde el fondo de un espejo;

el arte debe ser como ese espejo

que nos revela nuestra propia cara.

 

Cuentan que Ulises, harto de prodigios,

lloró de amor al divisar su Itaca

verde y humilde. El arte es esa Itaca

de verde eternidad, no de prodigios.

 

También es como el río interminable

que pasa y queda y es cristal de un mismo

Heráclito inconstante, que es el mismo

y es otro, como el río interminable.

 

El hacedor, 1960

 

Le poème, par Jorge Luis Borgès lui-même: https://www.youtube.com/watch?v=lRpEqqLFHlg

Arte Poetica de Jorge Luis Borges https://www.youtube.com/watch?v=26l8KnjZaOY

 

Art poétique - traduction de l’espagnol par Roger Caillois

 

Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,

Et penser que le temps à son tour est un fleuve,

Puisque  nous nous perdons comme se perd le fleuve

Et que passe un visage autant que passe l’eau.

 

Eprouver que la veille est un autre sommeil,

Qui rêve qu’il ne rêve pas et que la mort

Que redoute le corps est cette même mort

De l’une et l’autre nuit, que l’on nomme sommeil.

 

Percevoir dans le jour ou dans l’an un symbole

Des jours, des mois de l’homme ou bien des années,

Et pourtant convertir l’outrage des années

En une musique, une rumeur, un symbole.

 

Dans mourir, voir dormir ; dans le soleil couchant

Voir un  or funèbre : telle est la poésie,

Qui est immortelle et pauvre. La poésie

Qui revient comme l’ aube et comme le couchant.

 

De temps en temps le soir, il émerge un visage

Qui soudain nous épie de l’ombre d’un miroir ;

J’imagine que l’art ressemble à ce miroir

Qui soudain nous révèle notre propre visage.

 

On nous a dit qu’Ulysse, fatigué de merveilles,

Sanglota de tendresse, apercevant Ithaque

Modeste et verte. L’art est cette verte Ithaque,

Verte d’éternité et non pas de merveilles.

 

L’art est encore pareil au fleuve interminable

Qui passe et qui demeure et qui reflète un même

Héraclite changeant, qui est à la fois même

Et autre, tout comme le fleuve interminable.

 

De Jorge Luis Borgès L’Auteur et autres textes : El hacedor, (Editions Gallimard, 1965)

 

 


Poetic Art -  traduction de Timothy Adès

 

Seeing the river made of time and water,

remembering time is another river,

knowing that we are passing like the river,

and that our faces glide away like water.

 

Sensing that waking is another sleep

that sleeping is not dreaming and that death,

so fearsome to our flesh, is that same death

of every night, the one whose name is sleep.

 

Seeing in a day or in a year a symbol

of all the days of man and of his years,

converting all the anger of the years

into an air, a rumour and a symbol.

 

Seeing in death the sleep, and in the sunset

a mournful gold, that is the poetry,

penurious, immortal. Poetry

returns again, like daybreak and the sunset.

Now and then in the afternoons a face

gazes at us from deep inside a mirror;

the task of art is to be like this mirror

allowing us the sight of our own face.

 

They say Ulysses, surfeited with wonders,

wept tears of love to see his Ithaca,

humble and green. Art is that Ithaca

of green eternity, and not of wonders.

 

And art is like the river, everlasting,

that flows and bides, reflection of a same

inconstant Heraclitus, that is same

and other, like the river, everlasting. 

 

Copyright © Timothy Adès

 

Echange (extraordinaire) de Roger Caillois avec Jorge Luis Borgès (revue parlée, Centre Pompidou, 21-10 1977) :  https://www.centrepompidou.fr/media/audio/de/0a/de0a895af878296d4cd46afe012264d3/normal.mp3

 

- L'auteur et autres textes (titre original El hacedor) 1960, traduction de Roger CAILLOIS (Gallimard, coll. Du monde entier, 1965, 1982; in "Oeuvres complètes", tome 2, 2010)  

- Roger Caillois photographié par  Dominique Roge / Unesco

- Roger Caillois et Jorge Luis Borgès

L'Univers de Roger Caillois, Catalogue de l'exposition présentée à la Bibliothèque municipale de Vichy, 21 mai-26 juin 1975

- Portrait de Roger Caillois, par Mayeule Guespereau, pour Le Monde (26-08-2024): "Roger Caillois, sociologue du bourreau et bourreau de mon cœur", par Mara Goyet, écrivaine (https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/26/roger-caillois-sociologue-du-bourreau-et-bourreau-de-mon-c-ur_6295528_3451060.html)


Timothy Adès est un poète traducteur britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, également de Federico García LorcaAlberto Arvelo Torrealba, Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e. "Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les  "Chantefables"  et les "Rrose Sélavy" de Robert Desnos en anglais.

Membre de la Royal Society of Literature, administrateur de la revue "Agenda Poetry" (fondée en 1959 par Ezra Pound et William Cookson) et membre de son comité de rédactionLauréat  entre autres des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Derniers ouvrages parus :  "Ringelnatz the Rhymer " , édition bilingue allemand-anglais (The High Window, 4 août 2024; Morgenstern's Magic", édition bilingue allemand/anglais des poèmes de Christian Morgenstern (1871-1914) (The High Window, 4 février 2024; "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico(Shearsman Books, 2019), édition bilingue espagnol/anglais; "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant" (Arc Publications, 2017), édition bilingue français/anglais, 527 pages, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Publiés généralement le week-end).

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