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MEMOIRE LONGUE par Jean Cassou / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

   Je reviens à Jean CASSOU (1897-1986), héros de la Résistance, créateur du Musée National d’Art Moderne, qui serait néanmoins ‘le grand méconnu’.

Blessé en 1944, longtemps inconscient, de Gaulle lui accroche la Croix de la Libération.

C’est avec lui et ses 33 Sonnets composés au secret (composés de tête en prison) que j’ai commencé ma carrière de poète-traducteur rimant.

 

 

 

Le poème du jour se trouve dans mon deuxième recueil de Cassou, The Madness of Amadis and Other Poems, édition bilingue chez Agenda Editions, ainsi que dans la belle édition suisse de chez Erker, elle aussi bilingue mais à textes français et allemand.

 

De quoi s’agit-il dans ces vers ? Je les ai traduits, je ne peux pas vous le dire !

 

 

MÉMOIRE LONGUE

 

Aventures d’amour par les rues anxieuses

            de l’attente du couvre-feu,

souvenirs parmi les ténèbres périlleuses,

            jeux de spectres silencieux,

 

vous voilà donc tombés au creux d’un somnambule

            gouffre d’intemporalité.

J’étais libre et puissant dans ce pur crépuscule

            et je me sens déshabité.

 

J’ai laissé le plus lourd de moi-même à des ombres,

            je leur ai délesté mon cœur

comme ouvre son trésor un navire qui sombre

            en d’amoureuses profondeurs.

 

Une sphère étrangère a condensé l’haleine

            de tous mes esprits expirés,

insondable pays d’où jamais ne reviennent                   

             échos, fantômes ni reflets,

 

Patrie d’exil, cité suspendue dans la fièvre,

            ô plénitude évanouie!

D’un tel épais bonheur ne m’est resté qu’aux lèvres

         la saveur des seins de la nuit.

 

Mes bras sont retombés de cette étreinte noire.

           Défait, déshérité de moi,

de moi désorienté, je regarde sans voir                                      

           s’anéantir n’importe quoi.

 

Car tout le lendemain qui m’échoit en partage

          est un rien que multiplie rien

au prix du dénuement et de l’orphelinage

        qui dès lors seront mes vrais biens.

      

Ô nostalgie, ô mes instants, mes grains de sable,                             

         seuls comptes qui pour moi comptez,

visages disparus, villes méconnaissables,

         je ne suis que ce que j’étais.

 

Je ne suis que ce flot qui sans cesse reflue

         loin des bras ouverts des grands ports,

plus loin encor, perdu et fier de n’être plus

         que la voix confuse des morts.

 

LONG MEMORY

 

You adventures of love, when the anxious roads

         wait for curfew to end the day,

you memories, games in the perilous shades

         that phantasms silently play,

 

you’ve fallen, I see, in the deep sleep-walk

         in the chasm where time stands still.

I was free, I was strong in this pure half-dark,

         now I feel like a home in hell.     

                                                      

I’ve left to the shadows my heaviest part,

         like a ship that sinks in the sea:

as it pours out its wealth, I unburdened my heart

         to the depths that made love to me.

 

My spirits have died and their breaths condense

         in the grasp of a foreign sphere,

a land beyond sounding, that never sends

         echoes, phantoms, reflections here,

 

a homeland of exile, a city that’s hung

        (vanished fullness!) in eyes fever-bright.

Of a joy so rich, nothing’s left on my tongue

        but the taste of the breasts of night.

 

My arms fell away from that black embrace.

        Dispossessed of myself, undone,

unhinged, I observe, with a sightless gaze,

        self-destruction of oddments unknown.

 

For all of the future that falls to my lot

        is a nil that is nil times none,

at the price of privation and parent-loss,

        my real assets from this time on.

 

O yearning, my moments, my grains of sand,

        you’re the one count that counts for me:

you faces that vanished, you towns out of mind,

        I am not what I used to be.

 

I am only the wave that keeps ebbing away

        from great harbours’ arms that spread,

still further, and lost, proud merely to be

        the inchoate voice of the dead.

 

Copyright © Timothy Adès


Portrait de Jean Cassou par Marcel Gili (1914-1993), vers 1956 (Musée d’Art moderne de Paris) / Jean Cassou, 19 août 1945 : 1ère cérémonie commémorative de la Libération de Toulouse (Photo J. Dieuzaide) / Buste de Jean Cassou, Jardin des Plantes, Toulouse (Photo Jason Riedy) / Portrait de Cassou par Marcel Janco (1895-1984)


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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