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SI MORNE !, par Émile Verhaeren / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

   Un poème du grand belge Émile VERHAEREN (1855-1916), extrait de son recueil ‘Débâcles’ (publié en 1888). Un poème des plus désespérés écrit par un Verhaeren alors assez jeune pendant une grave crise traversée par le poète qui a perdu ses parents et souffre de problèmes de santé.

Maurice RAVEL en fait une chanson (en 1898).

Le distingué baryton François le ROUX m’écrit : « Ravel le traite ironiquement, transformant l'atmosphère délétère en jouissance voluptueuse, et peut-être malsaine (pas très éloignée de celle de sa "Shéhérazade") ; je pense qu'il a aimé l'utilisation des mots rares (adorner, Gluer, ourdies...).

 

Émile Verhaeren, 1888

Comment pourrait-on traduire ce poème dans ce sens, pour qu'elle ait un peu de compréhension de la conception (trahison ?) de Ravel ? »

Je lui réponds : « Belle question ! Il me semble qu'en variant le texte on risquerait de commettre une deuxième trahison... Je crois que la musique elle-même indique suffisamment la démarche de Ravel. En tout cas je le trouverais très difficile d'inventer un texte qui serait en contraste avec l'écrit. »

 

Si morne !

 

Se replier toujours sur soi-même, si morne !

Comme un drap lourd, qu'aucun dessin de fleur n'adorne.

 

Se replier, s'appesantir et se tasser

Et se toujours, en angles noirs et mats, casser.

 

Si morne ! et se toujours interdire l'envie

De tailler en drapeaux l'étoffe de sa vie.

 

Tapir entre les plis ses mauvaises fureurs

Et ses rancœurs et ses douleurs et ses erreurs.

 

Ni les frissons soyeux, ni les moires fondantes

Mais les pointes en soi des épingles ardentes.

 

Oh ! le paquet qu'on pousse ou qu'on jette à l'écart,

Si morne et lourd, sur un rayon, dans un bazar.

 

Déjà sentir la bouche âcre des moisissures

Gluer, et les taches s'étendre en leurs morsures.

 

Pourrir, immensément emmaillotté d'ennui ;

Être l'ennui qui se replie en de la nuit.

 

Tandis que lentement, dans les laines ourdies,

De part en part, mordent les vers des maladies.

 

Sur la  musique de Maurice Ravel :

 

Si Morne ! avec Valerie Millot, soprano et David Abramovitz au piano : https://www.youtube.com/watch?v=7pbXh7-E32Y

 

Si Morne ! avec Jessye Norman et Dalton Baldwin au piano : https://www.youtube.com/watch?v=Bcp1ixQHZ7w

Ravel Melodies (Warner Classics/Erato release, ℗ 1984 Warner Music France)

 

 

 

How Grim !

 

Always enfolding on oneself, how grim !

Like unadorned non-floral heavy bedding,

 

Enfolding, being weighted down, subsiding,

Fragmenting into sharp points, black and dim.

 

How grim! And to inhibit one’s desire

Of cutting up life’s cloth in strips for banners,

 

To hide within the folds one’s evil fires,

One’s sorrows and one’s errors and one’s rancours.

 

No silken shivers and no melting moire :

The points of red-hot pins within one’s core,

 

The packet pushed or shovelled to the floor,

Grim, heavy, on a shelf in a bazaar.

 

To sense the mould now acrid in the mouth,

The sticky stains that spread from tooth to tooth,

 

To rot, immensely swaddled in ennui,

To be the ennui enfolded in the night,

 

While slowly in the wool-warp’s devilry,

Through everywhere, the worms of sickness bite.

 

 Copyright © Timothy Adès

 


Les Débâcles, Émile Verhaeren, avec une illustration d'Odile Redon (Éd. E. Deman, Bruxelles,1888), BnF, département Réserve des livres rares, RESM-YE-253 / Estampe, frontispice, 1889, pour le recueil Les Débâcles, par Odile Redon, graveur (1840-1916) (BnF, département Estampes et photographie, RESERVE DC- 354) / "Émile Verhaeren en redingote rouge ", 1907, par Georges Tribout (1884-1962) (Coll. Musée Émile Verhaeren, Sint-Amands, Belgique) / photographie récente de François le Roux / Maurice Ravel


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

 

 

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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