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BOOZ ENDORMI, par Victor Hugo / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DE TIMOTHY ADES

Exceptionnellement, pour cause de week-end pascal, nous publions le post dominical de Timothy Adès ce vendredi.


 

L’Été ou Ruth et Booz (1660-1664), par Nicolas Poussin, Musée du Louvre; Ruth, servante moabite, obtient de Booz l’autorisation de glaner dans ses champs. Elle enfantera Obed, le grand-père de David ancêtre du Christ.

 

   Nous revoici en compagnie de Victor HUGO (1802 – 1885) avec "Booz endormi".

Hugo donne à Booz l’arbre de Jessé et la vieillesse d’Abram.

Pour Proust, c’est la plus belle poésie du siècle.

Elle est extraite de La Légende des siècles (1859), un recueil de poèmes publiés en trois séries successives : 1859, 1877 et 1883.

Elle a été beaucoup commentée et analysée jusqu'à Lacan. Elle fonctionne autour de la « gerbe" vu par ce dernier comme un symbole phallique... Le charnel et le spirituel, la vie, la mort, la puissance sexuelle et la castration, le travail poétique sur les sonorités, le rythme, les constructions grammaticales, tout confère à cette poésie une puissance esthétique.

 

J’ai traduit le poème sans employer la lettre E ; Georges Perec dans ‘La Disparition’ l’avait renouvelé en français, toujours sans la lettre E.

BOOZ ENDORMI

 

Booz s'était couché de fatigue accablé ;

Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;

Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;

Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

 

Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;

Il était, quoique riche, à la justice enclin ;

Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;

Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

 

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.

Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;

Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :

- Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

 

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,

Vêtu de probité candide et de lin blanc ;

Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,

Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

 

Booz était bon maître et fidèle parent ;

Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;

Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,

Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

 

Le vieillard, qui revient vers la source première,

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;

Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

 

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;

Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,

Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;

Et ceci se passait dans des temps très anciens.

 

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;

La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet

Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,

Etait mouillée encore et molle du déluge.

 

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;

Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée

Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

 

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne

Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;

Une race y montait comme une longue chaîne ;

Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

 

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :

" Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?

Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,

Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

 

" Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,

O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;

Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,

Elle à demi vivante et moi mort à demi.

 

" Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?

Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?

Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;

Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

 

Mais vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;

Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,

Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,

Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau. "

 

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,

Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;

Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,

Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

 

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,

S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,

Espérant on ne sait quel rayon inconnu,

Quand viendrait du réveil la lumière subite.

 

Booz ne savait point qu'une femme était là,

Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.

Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

 

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;

Les anges y volaient sans doute obscurément,

Car on voyait passer dans la nuit, par moment,

Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

 

La respiration de Booz qui dormait

Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.

On était dans le mois où la nature est douce,

Les collines ayant des lys sur leur sommet.

 

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;

Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;

Une immense bonté tombait du firmament ;

C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

 

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre

Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

 

Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,

Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,

Avait, en s'en allant, négligemment jeté

Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=g6QMfKRDseo

AS BOAZ WAS DOZING

 

Boaz had cut his corn and sought his cot.

A hard day’s winnowing had fairly worn

Him out, and laid him in his usual spot.

His bins stood not far off, chock-full of corn.

 

Boaz was old, and rich in corn and grain,

Nor loth, for all his gold, to act aright:

His mill ran limpid, with no muddy stain;

His smithy cast no dark satanic light.

 

His hoary locks hung smooth as April rill.

His tilth had no tight fist, no hint of gall:

Should a poor woman pass, it was his will

That handy stalks of corn should thickly fall.

 

Boaz trod upright, far from shady ways,

In candid purity and snowy gown,

And always, as a public fountain plays,

Flung many a grainsack charitably down:

 

A loyal kinsman and a pious lord,

Unstinting, though not prodigal of hand;

As no young man, by womankind ador’d:

Youth has good looks, a patriarch is grand!

 

Old folk, backtracking to our primal spring,

Quit dubious days for dawning glory bright.

A young man’s iris is a blazing thing;

An old man’s, if you look, is full of light.

 

So Boaz lay that night among his own,

Dark knots of farmhands, with his stooks on show,

As big as dust-hills, if you hadn’t known.

This was particularly long ago.

 

No kings wrought Judah’s laws, but Dayanim;

Man was nomadic, and still gaping stood

At giants’ footprints that astonish’d him,

On soil still damp and soft from Noah’s flood.

 

Jacob lay still, and Judith; Boaz too

Blind and oblivious in his arbour lay.

Now from on high, a yawning portal through,

To him a holy vision found its way.

 

It was a vision of a vast oak, going

Up from his loins towards a cobalt sky,

And, link by link, a clan, a nation growing:

A king who sang; a dying god, hung high.

 

Said Boaz, in his spirit murmuring,

‘Forty on forty birthdays, Lord! I pil’d;

How shall all this from my old body spring?

I cannot boast a consort, nor a child.

 

‘Thou know’st that long ago my faithful fair,

Lord God Almighty, quit my couch for yours.

Twin souls conjoint, a still-commingling pair,

Gliding in convoy through oblivion’s doors.

 

‘That I should found a family? How so?

How should my loins now bring a brood to birth?

For in our youth triumphant mornings glow,

And, out of night, day springs victorious forth;

 

But I am shaky as a birch in snow,

A widow-man, on whom long shadows sink.

Towards my tomb my soul is winging low,

Just as a thirsty ox stoops down to drink.’

 

All this in mystic vision Boaz said,

Turning to God his drowsy orbs, all calm;

Nor thought a woman at his foot was laid.

So daisy blows, unmark’d by lofty palm.

 

Boaz was all unconscious in his cot;

At his foot, humbly, Ruth from Moab lay,

Half-clad, awaiting dawn, and who knows what

Illumination, born of waking day.

 

Boaz wist not that Ruth was lying by;

Ruth had no inkling what was in God's mind ...

Floral aromas, dill and dittany;

Fragrant with amaranth was Gilgal’s wind.

 

O nuptial pomp! How grand a shadow cast!

No doubt a holy choir was gambolling,

All shyly; for an unknown form slid past,

Cobalt in colour: possibly, a wing.

 

From Boaz’ lungs and throat a rhythmic wind

Struck chords with murmurs born of mossy rills.

It was a month that’s naturally kind,

With lily-blossoms glorious on hills.

 

Ruth musing, Boaz snoozing; darkling sward;

Far off, a woolly flock was dully clinking,

As from on high abundant bounty pour’d;

A happy hour, that brings out lions, drinking.

 

In Ur and Ziph and Mizpah, not a sound.

A thin, bright moon was shining on its way

Among night’s blooms, down a dark sky, profound,

Inlaid with starry studs; and so Ruth lay,

 

Half-glancing through a shawl, and calm at last ...

Bringing a bounty in that grows not old,

What god, what swain, thought Ruth, has idly cast

On starry corn his falchion wrought of gold?

 

 Copyright © Timothy Adès

 

This version with no letter e appeared in

‘Modern Poetry in Translation’.

 

 

 


Peintures : Incontro di Booz con Ruth, 1841, Jacopo d'Andréa et Ruth et Booz, 1870, Frédéric Bazille(Montpellier Musée Fabre)

 


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).

 

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

 

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