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UN DEUIL, par Émile Verhaeren / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES

Retour sur ce « Walt Whitman européen » francophone à la haute conscience sociale, sympathisant socialiste, que fut Émile Verhaeren (Sint-Amands, 21 mai 1855 – Rouen, 27 novembre 1916), avec un autre de ses poèmes, après les deux premiers dont nous avait gratifiés Timothy Adès  en 2021 (Les Rois et Les Nouveaux aéroplanes). La Première Guerre mondiale constitua un choc pour Verhaeren comme pour la plupart de ses contemporains. Un choc d'autant plus inouï que la neutralité de la Belgique ne l'a alors protégée contre rien.  Un choc idéologique aussi qui vit se déployer la première grande guerre de propagande où tout le monde était sommé de choisir son camp. Verhaeren a cru que l'IS (l’Inter­nationale socialiste) pourrait stopper l’escalade militaire. Il déchanta rapidement après l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, et le vote des socialistes allemands du SPD , le 4 août suivant, en faveur des crédits de guerre. Cette réalité brutale devait changer la vision du monde de Verhaeren, obligé de se replier sur le seul patriotisme, dans lequel il se retrouvera un moment encagé, et qui le coupera de ses amis de l'autre côté du Rhin, à commencer de Stefan Zweig. Ou encore, côté français, de Romain Rolland.

"Nous vivions un de ces moments d’histoire où l’on sent comme une âme nouvelle naître et tout à coup grandir. On fait partie de la multitude ; on la sent penser et vouloir à travers soi. L’individu s’abolit et la collectivité s’affirme en chacun de nous. Un même cri sortit des lèvres de mon ami et des miennes. Tous les deux nous nous dîmes : « À cet instant, la Belgique une et indivisible naît ", dira Verhaeren de ces effroyables moments aoûtiens, ne cachant rien de ce qui fut son tourment mental.

Hier la Belgique, aujourd'hui l'Ukraine. Concordances des temps ? Les affres de la guerre nous étreignent de nouveau.

Toute ressemblance avec, etc.


 

   ‘ Un Deuil ’ : voici un nouveau poème * d’Émile VERHAEREN, grand Belge, grand européen, qui voit ses rêves s'effondrer avec la guerre. Celui-ci est extrait du recueil Les ailes rouges de la guerre qui constitue un cri d’indignation morale et une condamnation de l’esprit belliqueux. En 1916, son pays est envahi par un grand pays voisin. En novembre de la même année, le 27 novembre, le grand poète fait une conférence à Rouen pour y donner une conférence lors de l’ouverture de l’exposition franco-belge au Musée des Beaux-Arts : il meurt  brutalement, en gare de Rouen, happé par un train, après avoir été bousculé par une foule massée sur le quai.

 

 

 

Emile Verhaeren Museum (Sint-Amands, Belgique)

 

 

 

J’ai présenté ma version anglaise à New College, Oxford (‘New’ comme le Pont Neuf). Les noms de tous les morts du Collège y sont inscrits, de tous les pays. Soirée poétique des plus émouvantes.

… Cependant que pour nous la crise climatique ne cesse d'empirer…

 

 

 

 

Verhaeren en 1888

 

UN DEUIL

 

Elle eut trois fils ; tous trois sont tombés à Boncelle.

Le soir se fait. J’entends parler sa tendre voix.

Un trop rouge soleil joue encor dans les bois,

Mais la douceur de l’ombre est flottante autour d’elle.

 

Bien que toute heure, hélas ! lui soit une heure triste ;

Elle ne prétend pas renoncer au malheur

Dont est lasse sa chair, mais dont est fier son cœur

Et dont la clarté belle, en ses larmes, persiste.

 

Et je la vois là-bas qui de sa lente main

Cueille, pour ses trois morts, trois fleurs dans le chemin

Et mon âme s’emplit de joie involontaire

À voir marcher ce deuil bienfaisant sur la terre.

 

Émile VERHAEREN – Une vie, une Œuvre : 1855-1916 (France Culture, 1988): https://img.youtube.com/vi/Nn_QxPZVNBw/0.jpg

 

 

MOURNING

 

She had three sons. Boncelles undid them all.

I hear her soft voice speak, as shadows fall.

Long the red sunset in the woods has played,

But round her floats the mildness of the shade.

 

Though all her hours are hours of wretchedness,

She guards, for all her flesh’s weariness,

A heart that treasures up this tragedy,

And tears that shine with its nobility.

 

I see her slowly plucking in the lane

Three flowers for her three dear fallen men:

My soul rejoices, as it surely would,

To see this grief go forth, a force for good.

 

 Copyright © Timothy Adès

 

Published in Agenda Poetry magazine ‘1914’ in 2014

and online in Poetry Atlas.

Me


- Stefan Zweig entre Verhaeren et son épouse Marthe au Caillou-qui-Bique, son lieu de villégiature

- La Lecture par Émile Verhaeren, 1903, Huile sur toile (181 cm x 241 cm) par Théo van Rysselberghe

- Les Ailes rouges de la guerre, recueil de 34 poèmes d'Émile Verhaeren publié à Paris en 1916, Mercvure de France (source : BnF, département Littérature et art), dédié à Maurice Maeterlinck (" Fraternellement")

- Émile Verhaeren sur timbre poste français (1963); René Cottet (graveur) et Clément Serveau (dessinateur)

- Émile Verhaeren et le roi Albert Ier à La Panne, début août 1915

- Émile Verhaeren sur timbre poste belge (2016)


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).

 

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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