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JEANNE ENDORMIE et LA CICATRICE, par Victor Hugo / Timothy Adès


 LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

   Je reviens à la fascinante Jeanne HUGO (1869-1941) dans ‘L’Art d’être Grand-Père’, le dernier recueil du grand Victor, que j’ai traduit en anglais : Léopoldine Clémence Adèle Lucie Jeanne HUGO.

 

Lorsque son père Charles décède, Jeanne n'a que deux ans, elle sera, comme son frère Georges, recueillie par son grand-père Victor qui deviendra leur tuteur dont il seront très proches. C'est à eux qu'il dédie l'Art d'être grand-père en 1877.

 

Hugo organise en vain la résistance au coup d'État du 2 décembre 1851 (qui établit le second Empire) et s'enfuit à Bruxelles. Expulsé à Guernesey en 1855, il revient triomphalement à Paris dès la proclamation de la République en 1870. Pendant le siège de Paris par les Prussiens, député, il n'hésite pas à abandonner l'Assemblée qu'il juge réactionnaire pour la Commune de Paris. Il en réprouve les excès comme il condamne la répression sanglante qui y met un terme.

 

 

Hugo et Jeanne à Hauteville House

 

En plein siège de Paris, il plaide à la tribune contre la conquête d'un peuple par un autre, et pour la fraternité d'une entité commune : les " États-unis d'Europe ".

En 1871, la mort de son fils aîné le conduit à Bruxelles. Il offre l'abri à des communards, ce qui lui vaut d'être expulsé de Belgique ; il gagne le Luxembourg. Il perd son second fils (François-Victor) en 1873.

 

À Hauteville-House, à Guernesey, on note l’histoire de la confiture (voir art. PRé du 6 décembre 2020) et celle du vase cassé ; et voici encore deux poèmes…

 

Jeanne épouse en 1891 le journaliste Léon Daudet (fils aîné du romancier), dont elle aura un fils, Charles, puis, cinq ans plus tard, l'explorateur Jean-Baptiste Charcot (connu pour avoir cartographié en 1905 la péninsule antarctique, au sud du Chili, à bord d'un trois-mâts goélette, Le Français); Jeanne s'en sépare et prend pour mari l'officier de marine grec Michel Négreponte (en 1906).

En 1927, avec ses neveux Jean, Marguerite et François (les enfants de son frère Georges), elle fait don de Hauteville-House à la ville de Paris. Elle décèdera à Paris le 30 novembre 1941.

 

JEANNE ENDORMIE. -- II

 

Elle dort; ses beaux yeux se rouvriront demain;

Et mon doigt qu'elle tient dans l'ombre emplit sa main;

Moi, je lis, ayant soin que rien ne la réveille,

Des journaux pieux; tous m'insultent; l'un conseille

De mettre à Charenton quiconque lit mes vers;

L'autre voue au bûcher mes ouvrages pervers;

L'autre, dont une larme humecte les paupières,

Invite les passants à me jeter des pierres;

Mes écrits sont un tas lugubre et vénéneux

Où tous les noirs dragons du mal tordent leurs nœuds;

L'autre croit à l'enfer et m'en déclare apôtre;

L'un m'appelle Antichrist, l'autre Satan, et l'autre

Craindrait de me trouver le soir au coin d'un bois;

L'un me tend la ciguë et l'autre me dit: Bois!

J'ai démoli le Louvre et tué les otages;

Je fais rêver au peuple on ne sait quels partages;

Paris en flamme envoie à mon front sa rougeur;

Je suis incendiaire, assassin, égorgeur,

Avare, et j'eusse été moins sombre et moins sinistre

Si l'empereur m'avait voulu faire ministre;

Je suis l'empoisonneur public, le meurtrier;

Ainsi viennent en foule autour de moi crier

Toutes ces voix jetant l'affront, sans fin, sans trêve;

Cependant l'enfant dort, et, comme si son rêve

Me disait:--Sois tranquille, ô père, et sois clément!--

Je sens sa main presser la mienne doucement.

 

 

Jeanne Endormie II https://www.youtube.com/watch?v=nMaDCHU-nQU

 

 

Jean Asleep - II

 

She sleeps: those eyes will shine when day has dawned.

Clutched in the dark, my finger fills her hand:

Careful she shouldn’t waken, I peruse

High-minded journals, all of which abuse

My name: one wants my readers certified;

One wants my twisted works by fire destroyed;

Another – and the tears bedew its eye –

Would have me stoned by every passer-by;

My writings are a dismal toxic pile

Where Evil’s pitch-black dragons writhe and coil;

One pious paper says I’m sent from hell;

I’m Antichrist, I’m Satan; you may well

Avoid me in dark corners! Here’s an offer

Of hemlock - ‘Drink it!’ I burnt down the Louvre,

I killed the hostages, caused mobs to rave

For share-outs; Paris burns; my features have

The red of shame, for I’m the arsonist;

Assassin, miser, cut-throat: quite a list!

I might have been less sombre, and less sinister,

If He-Who-Reigns had deigned to make me Minister.

I am the poisoner, the man of blood...

So they insult me, and their voices flood,

Unceasing, unrelenting, round my head.

And the child sleeps, and dreams, as if she said:

Calm, dear old father, calm and clemency! -

Holding my hand, and squeezing, peacefully.

 

Translation: Copyright © Timothy Adès

 


 

LA CICATRICE

 

Une croûte assez laide est sur la cicatrice.

Jeanne l'arrache, et saigne, et c'est là son caprice ;

Elle arrive, montrant son doigt presque en lambeau.

— J'ai, me dit-elle, ôté la peau de mon bobo. —

Je la gronde, elle pleure, et, la voyant en larmes,

Je deviens plat. — Faisons la paix, je rends les armes,

Jeanne, à condition que tu me souriras. —

Alors la douce enfant s'est jetée en mes bras,

Et m'a dit, de son air indulgent et suprême :

— Je ne me ferai plus de mal, puisque je t'aime. —

Et nous voilà contents, en ce tendre abandon,

Elle de ma clémence et moi de son pardon.

 

 

The Scar

 

The scar has formed an ugly, scabby crust:

Jean picks it, makes it bleed, because she must.

She shows the tattered finger. “Look – I just

Took the skin off it, off my nasty place.”

I scold: she cries: I see her tearful face:

I’m crushed. “Let’s make it up, Jean. I give in:

Give me a smile and we’ll be friends again.”

The sweet child hugs me, safe in my caress,

Announcing, with that consummate largesse,

“I love you – I won’t hurt myself again.”

Such tender ecstasy! We’re both in heaven,

She from my lenience, me from being forgiven.

 

Translation: Copyright © Timothy Adès


- L'Art d'être grand-père, par Victor Hugo - édition 1884

- Jeanne Hugo à Hauteville House (Musée Carnavalet)

- Portrait de Georges et Jeanne Hugo, par Charles Voillemot, 1879

- Timothy Adès à Hauteville House

- How to be a Grandfather (L’Art d’être Grand-Père) by Victor Hugo, translated by Timothy Adès (Hearing Eye, 2012)


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Robert Desnos, Jean Cassou, Guillaume Apollinaire, Georges Pérec, Gérard de Nerval, Louise Labé, de Federico García Lorca, d'Alberto Arvelo Torrealba, d'Alfonso Reyes, de Bertold Brecht, Hermann Hesse, Heinrich Heine et d'Angelos Sikelianos.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique "Tutti Frutti " (chroniques et rendez-vous culturels, poétiques, éco-gastrosophiques, pour « cueillir le jour » au sens du fameux carpe diem emprunté au poète latin Horace. Au gré des envies et des propositions des uns et des autres. Publiés généralement le week-end).

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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