· 

LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS, par Jean de la Fontaine / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

 

 

Voici une Fable de LA FONTAINE qui remonte à Ésope et à Bidpai, et qui ressemble d’ailleurs à maintes histoires pareilles : en Afrique, en Mongolie, au Sri Lanka…

Isabelle Aboulker, compositeur de grande distinction, en a fait une belle chanson, sur laquelle j’ai posé des paroles anglaises, aptes à la partition.

La soprano Julia Kogan la chante en deux langues dans ces deux disques jumeaux, avec Isabelle au piano.

Quelle bêtise de la tortue d’essayer ce tourisme à longue distance ! …

Pascal a dit : « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » D’ailleurs dans notre crise du climat, de tels voyages deviendront peut-être rares, pour ne pas dire honteux.

 

 

 

 

Illustration "La tortue et les deux canards",

Gustave Moreau, 1884 (Paris, Musée Gustave Moreau)

LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS

 

Une Tortue était, à la tête légère,

Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,

Volontiers on fait cas d’une terre étrangère :

Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

                  Deux Canards à qui la commère

                 Communiqua ce beau dessein,

Lui dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire :

                 Voyez-vous ce large chemin ?

Nous vous voiturerons par l’air en Amérique.

                 Vous verrez mainte république,

Maint royaume, maint peuple ; et vous profiterez

Des différentes mœurs que vous remarquerez.

[Ulysse en fit autant. On ne s'attendait guère
                De voir Ulysse en cette affaire.]

Marché fait, les Oiseaux forgent une machine

                Pour transporter la pèlerine.

Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.

Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.

Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.

La Tortue enlevée on s'étonne partout

                 De voir aller en cette guise

                 L’animal lent et sa maison,

Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.

Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues

                 Passer la Reine des Tortues.

La Reine : vraiment oui ; Je la suis en effet ;

Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait

De passer son chemin sans dire aucune chose ;

Car lâchant le bâton en desserrant les dents,

Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.

 

 (...)

 

 

 

 

 

Julia Kogan chante : au piano, le compositeur Isabelle Aboulker

 

https://www.youtube.com/watch?v=9GGTdQb5Tb8

 

Julia Kogan

Comédie https://www.youtube.com/watch?v=LnIz-nSz7qQ

 

Capsule vidéo de Christian Rousseau, Cie de théâtre Les Enfants Du Paradis: https://www.youtube.com/watch?v=8FGP35Om-f8

 

THE TORTOISE AND THE TWO DUCKS

 

There was a tortoise, once, inane by inclination,

Who, tiring of her hole, was keen to tour around.

With a will, we admire a new unknown location :

With a will, shambling folk hate their own home ground.

                   Two strong ducks overheard the ninny

                   Blurting out her delightful plan

And told her: ‘We are able to arrange your journey.

                     Do you see this roadway’s wide span ?

We’ll fly you through the air across the western ocean.

                    You shall see many a nation,

Kingdoms, yes, peoples; you’ll have the chance to view

The customs of the world: enormous gain for you.’

 

 

Signed and sealed. The two birds hammer out a notion

                        For the tourist’s locomotion.

They insert in its jaws, running crosswise, a rod.

Hold on tight, they advise: take care not to let go.

And then each duck takes hold of one end of the pole.

Up she goes! Nobody can credit this at all,

                         This mode of travel for the slow

                         Animal with his fixed abode

Right between two of them, one bird and t’other bird.

‘A marvel ! Marvellous, wondrous, a sight that must be seen:

                        Cloud-high, the Tortoise* Queen, the Queen!

The Queen: yes indeed: yes, it’s certainly Me.’

Don’t think she’s just a joke. Her best course would have been

To travel on her way and never speak at all :

When she unclenched her teeth and let go of the pole,

She fell, she died, in front of one and all.

 

Translation ©Timothy Adès       

 

 

Julia Kogan sings : Composer Isabelle Aboulker at the piano

https://www.youtube.com/watch?v=3cUDHLOMczs

 

Isabelle Aboulker

Staged: https://www.youtube.com/watch?v=LnIz-nSz7qQ : go to 21.16

 



1-Fables choisies - de La Fontaine - mises en vers (Ed Claude Barbin, 1668).

2-Portrait de Jean de La Fontaine (69 ans), Huile sur toile ovale (Paris, musée Carnavalet)

3-La Tortue et les deux Canards, par Ibn Al-Muqaffa’, Kalîla et Dimna, Ibn al-Mukaffa', traducteur, vers 720-756. Manuscrit copié probablement en Syrie vers 1220 (sources BnF, département des Manuscrits orientaux, arabe 3465© Bibliothèque nationale de France). Le livre de Kalîla wa Dimna, nommé également Fables de Bidpaï (ou "Bīdpāy", "Pilpai"), est une compilation de fables indiennes traduites en arabe par Ibn al-Muqaffa' vers 750. Dédié à l'éducation morale des princes, ces fables ont pour héros deux chacals nommés Kalîla et Dimna. La Fontaine s'en est inspiré.

Voir Ibn al-Muqaffa’, Le livre de Kalila et Dimna, traduit de l’arabe en français par André Miquel (Klincksieck, 1957, 2012).

4-Dessin sur bois de la traduction anglaise des fables de Bidpaï par Thomas North (1535-1601 ?).

5- Estampe originale de Jean Ignace Isidore Gérard dit Grandville (1803-1847), série de 1837-1838, Bibliothèque de Nancy.
6-La Tortue et les deux canards, Illustration Gustave Doré, 1876 (BnF, Gallica).

Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.

Écrire commentaire

Commentaires: 0