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LES YEUX D'ELSA, par Louis Aragon / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

   De la pure poésie d’amour par Louis ARAGON, dont je vous ai offert en octobre Le Pont de "C" ("J’ai traversé les ponts de Cé /
C’est là que tout a commencé / Une chanson des temps passés / Parle d’un chevalier blessé / D’une rose sur la chaussée / Et d’un corsage délacé...).

Elsa TRIOLET, russe, le rencontre à la Coupole en 1928, l’épouse en 1939 ; le poème, très connu, très bien-aimé, est de 1942.

Les deux s’inspirent, ils seront ensemble 42 ans. …

Que fait l’amour dans l’univers ? Voici Lucrèce, traduit par André Lefèvre :                                                                    

 

Mère de la Nature, aïeule des Romains,
O Vénus, volupté des dieux et des humains,
Tu peuples, sous la voûte où glissent les étoiles,
La terre aux fruits sans nombre et l'onde aux mille voiles;
C'est par toi que tout vit ; c'est par toi que l'amour
Conçoit ce qui s'éveille à la splendeur du jour.
Tu parais, le vent tombe emportant les nuages,
La mer se fait riante ; à tes pieds les rivages
Offrent des lits de fleurs suaves ; et les cieux
Ruissellent inondés d'un calme radieux.
A peine du printemps la face épanouie
Par la brise amoureuse éclate réjouie,…

 

À nous alors de chérir et protéger la Nature. EF Schumacher (‘Small is beautiful’) a dit : « L’homme moderne parle d’une bataille contre la Nature : il oublie que, s’il la gagnait, il se trouverait entre les vaincus. »

 

LES YEUX D’ELSA

 

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire

J’ai vu tous les soleils y venir se mirer

S’y jeter à mourir tous les désespérés

Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire

 

 

À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé

Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent

L’été taille la nue au tablier des anges

Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés

 

 

Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur

Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit

Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie

Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure

 

 

 Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée

Sept glaives ont percé le prisme des couleurs

Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs

L’iris troué de moire plus bleue d’être endeuillé

 

 

 Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche

Par où se reproduit le miracle des Rois

Lorsque le coeur battant, ils virent tous les trois

Le manteau de Marie accroché dans la crèche

 

 

 Une bouche suffit au mois de mai des mots

Pour toutes les chansons et pour tous les hélas

Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres

Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

 

 

 L’enfant accaparé par les belles images

Écarquille les siens moins démesurément

Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens

On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages

 

 

 Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où

Des insectes défont leurs amours violentes

Je suis pris au filet des étoiles filantes

Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août

 

 

J’ai retiré ce radium de la pechblende

Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu

Ô paradis cent fois retrouvé reperdu

Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

 

 

 Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa

Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent

Moi je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

 

 

                                   ELSA YOUR EYES

 

your eyes so deep I stoop to drink I’ve seen

all the bright suns assemble here to preen

seen the despairing all plunge in to die

your eyes so deep I lose my memory

 

 

in the birds’ shade it’s raging ocean tempest

then see the weather’s fine your eyes are changed as

summer carves clouds to apron-size for angels

sky’s never bluer than above the harvest

 

 

 what if the winds dispel the blues of heaven

your eyes outshine it when a teardrop glitters

your eyes the clear skies’ envy after showers

never so blue the glass as when it’s broken

 

 

 o the wet brightness seven-sorrowed mother

the colour-prism pierced by seven broadswords

the day stabs deep that stabs among the mourners

the shot-silk iris bluer for the graveside

 

 

 your eyes in sorrow pierce the pair of holes

the magi re-enact their miracle

all three of them observed with pounding pulse

the cloak of Mary hanging in the stall

 

 

 may-time of words a pair of lips suffice

for all the cries of woe and all the songs

not enough heaven for the starry throngs

they need your eyes and their twin mysteries

 

 

the child with pretty pictures on the brain

reveals his own affairs more cautiously

you make big eyes perhaps it means you lie

exotic blooms laid open by the rain

 

 

do they hide lightning in the lavenders

where insects shaft their violent amours

I’m tangled in the net of shooting stars

a sailor dead at sea in august fires

 

 

I won this radium from the raw pitchblende

in this forbidden fire my fingers burned

my paradise so often lost and found

your eyes my indies andes demavend

 

 

it happened one fine night the universe

foundered on reefs where wreckers lit a flame

set high above the sea I saw them gleam

your eyes elsa your eyes elsa your eyes                                                                                         

Translation ©Timothy Adès          

 Published in Agenda Poetry Magazine

 


 " Elle n'est pas un mythe, mais un être de chair et d'esprit. L'essentiel de ma vie, ma vie. Enfin, l'être qui éveille en moi ma pensée, si souvent, qui n'est que le reflet de la sienne. Et comme, j'y insiste toujours, une femme réelle et socialement définie par l'activité qui est la sienne, l'écriture. Et l'importance, aux yeux de qui sait lire comme aux miens, de ce qu'elle écrit, de ce qu'elle dit. ", ARAGON

(entretien, Louis Aragon et Francis Crémieux, France Culture, 1963, à l'occasion de la publication de son recueil de poèmes "Le Fou d'Elsa"): https://www.franceculture.fr/emissions/louis-aragon-fou-delsa

 

Jean Ferrat - Les yeux d'Elsa - YouTube

 

1-Photographie de Louis Aragon et Elsa Triolet, circa, 1945, par Isis Bidermanas (1911-1980)

2-Portrait d'Aragon, 1943, par Henri Matisse, encre sur papier d'Arches (Centre Pompidou, Paris).

3-Edition originale de Les Yeux d'Elsa, édition Pierre SEGHERS, 1942. C'est à la fin de l’été 1941, alors qu' Aragon et Elsa Triolet séjournent chez Seghers à Villeneuve-lès-Avignon, qu'ARAGON y achève Le Crève-Cœur et compose le recueil Les yeux d'Elsa.

SEGHERS publie aussi deux nouvelles qu'Elsa TRIOLET vient de terminer : Mille regrets et Le Destin personnel.

4-Photographie d'Elsa Triolet par Giséle Freund, 1945.

5-Photographie d'Elsa TRIOLET (debout) et sa soeur aînée Lili BRIK (qui forma de son côté un duo tout aussi célèbre avec Vladimir Maïakovski,le poète de la Révolution d'Octobre), utilisée pour la couverture de la biographie de Jean-Noel Liaut (Elsa Triolet et Lili Brik, deux soeurs insoumises, Robert Laffont, 2015 et, ici, dans l'édition espagnole Circe, 2016) . Pablo Neruda appelait l'une Lili "l'indomptable Lili" et l'autre, Elsa "une épée aux yeux bleus".

Elsa Triolet, écrivain et traductrice (1896-1970), née Elsa Kagan, quitte la Russie en 1919 et épouse un officier français André Triolet avec qui elle habite à Tahiti où elle écrit ses premières œuvres; elle le quitte en 1921, vit à Londres puis Berlin et rencontre 7 ans plus tard ARAGON à Paris. Membres du PCF, ils rejoindront ensemble la Résistance. Elle a écrit 25 romans et obtient le Prix Goncourt en 1944 pour Le premier accroc coûte 200 francs.

6- "Recherches croisées "n°5 : Aragon / Elsa Triolet, par un collectif d'auteurs (Presses universitaires de Franche Comté, Collection : Annales littéraires, Série : Linguistique, sémiotique et communication, 1994).

7-Photo d'Aragon en 1973 par Ph. © J.-P. Rey / Gamma (in Larousse).

8-La tombe d'Elsa Triolet et d'Aragon à Saint Arnoult en Yvelines où ils avaient acheté le moulin de Villeneuve en 1951, transformé depuis 1995 en centre de documentation sur Aragon et Elsa Triolet (Maison Triolet-Aragon).

9-Portrait d'Aragon, 1923, par André Masson, encre de chine et mine graphite sur papier, 32,1 x 24,6 cm, (Centre Pompidou, don de la Galerie Natalie Seroussi, 1990).

 
   

Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.

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