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TROIS SONNETS, Charles Baudelaire / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


Trois sonnets de Charles Baudelaire (1821-1867) dont l'oeuvre est en butte à la morale bourgeoise de son milieu. Le 20 août 1857, Baudelaire et son éditeur sont condamnés par la justice pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Le procès pose, plus de cinquante ans après l’abolition de la censure par la Révolution française, la question des rapports de l’écrivain avec la liberté d’expression.

Pour conjurer aujourd'hui, selon l'expression de Timothy Adès, " les temps terribles " ...


 

Voici trois sonnets de l’œuvre glorieuse de Baudelaire, Les fleurs du mal : non pas de ceux qui ont fait scandale, mais ce sont les trois que Georges Perec a choisi pour orner son beau roman La Disparition qui ne contient nulle part la lettre E, la plus fréquente de l’alphabet. Donc Perec a refait ces trois sonnets selon ce principe ; quant à moi, en les traduisant en anglais j’ai fait le même, ainsi que je l’ai fait pour les 154 sonnets de Shakespeare.

 

Pour nous autres qui proposons une République écologique, voici dans les Correspondances (Livre IV) une tranquillité, une révérence quasiment religieuse envers la Nature ; voici Les chats (poème énigme figurant dans la première section des "Fleurs du mal", intitulée "Spleen et idéal") fiers et beaux comme on les aime - celui de Baudelaire s'appelait Tibère; et dans le Recueillement, l’âme et l’esprit qui retrouvent la paix.

 

Timothy Adès


CORRESPONDANCES

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

— Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

 

LES CHATS

 

Les amoureux fervents et les savants austères

Aiment également, dans leur mûre saison,

Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,

Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

 

Amis de la science et de la volupté

Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;

L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,

S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

 

Ils prennent en songeant les nobles attitudes

Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,

Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;

 

Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,

Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,

Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

 

RECUEILLEMENT

 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir; il descend; le voici :

Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

 

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

 

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,

Sur les balcons du ciel, en robes surannées;

Surgir du fond des eaux le Regret souriant;

 

Le soleil moribond s'endormir sous une arche,

Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

 

ACCORDS

 

This world’s a worship-hall: its columnry

Half-murmurs, on and off, a word or two;

Symbols grow thick and tall, as man walks through,

And watch him with familiarity.

 

A distant, long cacophony confounds

Its clangour in dark gulfs of harmony,

Monstrous as night, and vast as clarity:

A caucus of aromas, colours, sounds!

 

Fragrant as baby-limbs, mild odours waft

From rolling grasslands, ocarina-soft;

Or arrogant, triumphant, rich and high,

 

Far out, and growing to infinity,

Musk and patchouli, cinnamon, copal:

Transport and song of spirit, mind and soul.

 

CATS

 

Passion may burn, and scholarship may chill:

But, swains and savants, jointly doff your hats!

Lords of our roost, our puissant pussy-cats

Match you for craving warmth and sitting still.

 

Cats quarry facts and stalk voluptuous bliss,

Finding a dull or downright Stygian spot;

Cats could sign on as four-in-hand of Dis,

If cats could justify a minion’s lot.

 

A cat that’s sunk in thought looks proud and grand,

Grand as a big old sphinx, aloof and sprawling,

Down chasms of hypnotic fancy falling.

 

From loins prolific, sparks of magic flow;

And grains of gold-dust, smooth and small as sand,

In dark and mystic iris dimly glow.

 

CHILL OUT, MY SORROW

 

Chill out, my sorrow: play it cool: calm down:

You said night ought to fall; you got your way.

Twilight cuts in: dusk sinks upon our town,

Doling out consolation or dismay.

 

Lust cracks his whip, that hangman void of pity;

Most of humanity, a vulgar throng,

Will wallow, and will blush for doing wrong.

My sorrow, hold my hand: now, quit this city:

 

Stand by. A rack of gowns that could not last,

Lining an upstairs rail: that is our past:

Smiling contrition in salt surf is born;

 

Sunlight is fading, dying in an arch.

Think of a long shroud trailing off to dawn:

Hark, darling! Night kicks into forward march.

 


Translation: Copyright © Timothy Adès



Le portrait de Baudelaire gravé par Manet

Baudelaire par Franz Kupka

Les Fleurs du Mal. Illustrations de Carlos Schwabe. Paris, Imprimé pour Charles Meunier, 1900

 


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.

Timothy Adès | rhyming translator-poet

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