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MARS ÉMERVEILLÉ, par Jean Cassou / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES


 

 

Encore un poète Résistant : Jean Cassou (1897-1986), dit "Le Grand Méconnu". Jean Noir dans la clandestinité.

On vous l’a déjà présenté le 21 juin, avec ses célèbres 33 Sonnets composés au secret, à savoir, en plein hiver 1941-42 dans la prison à Toulouse où, selon Louis Aragon ‘ il avait la nuit pour son encre, la mémoire pour son papier ’.

Grand historien, critique et amateur de l’art, Jean Cassou créera plus tard la collection magnifique du Musée National d’Art Moderne ; en attendant, il écrit beaucoup de prose, beaucoup de poèmes, y compris celui ci-dessous, Mars émerveillé en 1952 publié dans Recueil, Jean Cassou (Rodez, Éditions du Lampadaire,1953).

 

 

Mars désarmé par Vénus, David, 1824

Le plus bel hommage latin à la Déesse de l’Amour reste celui de Lucrèce dans son De Rerum Natura - Liber I (v. 1-43) :

[...]

effice ut interea fera moenera militiai

per maria ac terras omnis sopita quiescant;

nam tu sola potes tranquilla pace iuvare

mortalis, quoniam belli fera moenera Mavors

armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se

reiicit aeterno devictus vulnere amoris,

atque ita suspiciens tereti cervice reposta

pascit amore avidos inhians in te, dea, visus

eque tuo pendet resupini spiritus ore.

hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto

circum fusa super, suavis ex ore loquellas

funde petens placidam Romanis, incluta, pacem.

...

 

[...]

« Cependant, assoupis les fureurs de la guerre ;

Car toi seule aux mortels sur l’onde et sur la terre

Dispenses les douceurs du bienfaisant repos.

Oui, Mars, le dieu du glaive et des sanglants travaux,

Souvent se laisse aller dans tes bras ; la blessure

D’un éternel amour l’enchaîne à ta ceinture ;

Et, son col arrondi sur ton beau sein couché,

Tout béant de désir, l’œil au tien attaché,

Il repaît ses regards avides ; et son âme

Qui monte, suspendue à tes lèvres, se pâme.

Que tes membres sacrés d’un long embrassement

Enveloppent, déesse, enivrent ton amant !

Que ta bouche, épanchant le baume des prières,

Nous obtienne la fin des luttes meurtrières. »

...

(Traduction d'André Lefèvre, 1899)



MARS ÉMERVEILLÉ

 

Quoi ? disait ce guerrier, c’est dans mes bras, Vénus,

que tombe ton destin de beauté souveraine:

tes cheveux nonpareils, ta gorge, tes pieds nus

et le trésor marin que tes cuisses detiennent !

 

Entre tant de servants du nombre universel,

indiscernables chacun de chacun, pourquoi

celui-ci qui ne répond: moi, qu’au seul appel

de lui-même, sans doute aussi dénommé moi ?

 

Mais, oh ! l’obscure voix qui s’aventure ainsi

Sous l’armure pareille aux pareilles armures,

quel enfouissement de fol orgueil parmi

la rigoureuse égalité des morts futurs!

 

Choix de la foudre ! Vol frémissant de la bille

tremblant de prononcer son chiffre, et toi, couteau,

aile d’oiseau de mer, qui sinues et scintilles

sur la vaste étendue des cornes de taureaux !

 

Mon taureau ! Noir ou blanc, fils du sort, je t’embrasse.

J’embrasse tout destin par la nuit projeté

et, sur l’autel massif de mon thorax, j’enlace

mon propre chef de mes deux bras de fer noués,

 

attendant qu’à leur place, adorable mystère,

apparaissent, Vénus, tes bras, fleuve de lait

d’amande douce, odeur condensée de lumière,

collier, bouche d’abîme et de suavité.

 

Loin de m’y engloutir, j’y trouve ma naissance

et le cercle lustral de mes fonts baptismaux.

J’existe par tes cris, tes extases, tes transes

et c’est pour ma saillie que tu jaillis des flots.

 

Et toi, n’est-ce étonnant que de tant de déesses

et de nymphes des bois, des prairies, des rochers,

ce soit toi qui, sitôt que je dise : maîtresse,

t’encoures sur mon cœur ton visage cacher ?

 

J’écarte tes cheveux, j’écarte tes paupières,

je te regarde jusqu’ au fond de ton regard.

Non, je ne connaîtrai jamais d’heure dernière

et dans l’éternité je mets tout notre espoir.

 

In Recueil, Jean Cassou (Rodez, Éditions du Lampadaire,1953)

N.B : Je l’ai trouvé dans l’édition bilingue d’Erker-Verlag.

MARS AWESTRUCK

 

What !' said the warrior, `Venus, in my arms

your destiny as sovereign beauty lies.

Bare feet, and throat, your hair's unrivalled charms,

and the sea-treasure guarded by your thighs!

 

Of all the whole world's interchangeable

obedient servants, madam, tell me why

this one, who answers `I' to one sole call:

his own, and that itself is surely `I'.

 

But, high adventure for this voice, half-heard,

in this plain armour of the armoury!

High pride, in strict equality interred,

plunged among equals who are doomed to die.

 

Thunder must choose! the bullet's whirring flight

trembles to speak its number, and the blade,

wing of a seabird, sinuously bright,

thrusts through wide horns of bulls its estocade.

 

Bull of my fate! White, black, in my embrace!

I grasp the fate thrust on me by the night.

On my great breastplate's altar I enlace

my own head, in my two strong arms locked tight,

 

till in their place, mysterious, marvellous,

Venus, your arms appear, soft stream of milk

of almonds, sweet quintessence luminous,

necklace and mouth abyssal, smooth as silk.

 

I'm not submerged, but find my birth in this,

find my baptismal springs, my lustral home,

exist in your cries, trances, ecstasies.

To mate with me you spurted from the foam.

 

Strange that of all those goddesses, divine

nymphs of the woods, the fields, the mountain-crest,

you are the one, when I say: mistress mine,

who runs to hide her forehead in my breast !

 

I brush aside your lashes and your hair,

gaze deep into the chasms of your gaze.

No, I shall never know a final hour:

I store up all our hope in endless days.'

 

Translation: Copyright © Timothy Adès

Published in : Jean Cassou, The Madness of

Amadis and other poems, translated by Timothy Adès (Agenda Editions, 2008).

 



La peinture Mars désarmé par Vénus de Jacques-Louis David est conservée dans les Musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles 

Recueil, Jean Cassou (Rodez, Éditions du Lampadaire,1953)

Jean Cassou, The Madness of Amadis and other poems, translated by Timothy Adès (Agenda Editions, 2008).

L'autoportrait aux trois collets (1791) de David au Musée des Offices, à Florence.

La photo (1963) de Cassou souriant est du serbe Stevan Kragujevic, reporter photographe et photographe d'art (1922-2002).


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian. Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.

Timothy Adès | rhyming translator-poet

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