
Refugees, par George Grosz ((Berlin 1893 - Berlin 1959)
A quoi est dû le renouveau spectaculaire des séries TV ou des plates-formes cinéma ?
Elles suscitent un regain d'intérêt de la part du public, qui confine parfois à une véritable addiction, toutes générations confondues, sur tous les continents, comme jamais. Loin de l’image traditionnelle que l’on pouvait avoir des séries d’autrefois, qui symbolisaient une culture de masse appréhendée comme essentiellement une distraction, dans le meilleurs de cas, comme aliénante ou manipulatrice, dans une analyse ultra critique. Elles ne participent plus seulement d'une démocratisation culturelle, mais elles permettent pour certaines d’entre elles, à un public de plus en plus large, d’accéder à des enjeux politiques, sociaux et moraux. Mine de rien. Plus : nombreuses sont celles qui questionnent et donnent le sentiment de la possibilité de transformer la société : en mettant en scène des univers parallèles, des situations extrêmes ou inédites ; c’est comme si elles offraient un espace d’expérimentation pour penser d’autres mondes possibles. Tout en se divertissant. Et possiblement contribuer à faire évoluer les représentations sociales, notamment sur des sujets comme l’égalité des sexes, la diversité, les sujets de société. De plus en plus de ces séries sont devenues ainsi des vecteurs d’émancipation, de critique sociale et de construction d’un imaginaire collectif, sans rien céder à la qualité d’écriture, pour les meilleures d’entre elles. Leur succès témoigne sans doute aussi, au passage, que notre besoin de consolation est à son climax. Et leur ambition y répond en suscitant la curiosité du monde, le souci des autres, tout en prenant soin de nous. Philippe Corcuff, qui a analysé le phénomène avec la philosophe Sandra Laugier dans leur ouvrage collectif « TV/Series » (mai 2021)*, relève un aspect de la nouvelle fonction des séries TV : le travail de ces séries s’inscrirait pour certaines dans une démarche de perfectionnisme moral et démocratique, visant à explorer la complexité humaine, les dilemmes éthiques et la pluralité des points de vue. Contribuant ainsi à un dialogue entre philosophie, sciences sociales et culture populaire. Philippe Corcuff nous fait partager ici son regard sur le "care" (autrement - mieux - dit la cūra, le mot latin que nous préférons employer au PRé, pour signifier la sollicitude, le soin, le souci de l'autre) présent notamment dans la mini-série américaine Dying for Sex interprétée par Michelle Williams. Egalement autour du zinc des bistrots. Ou encore en ... politique.
*« TV/Series », publié en mai 2021, est un numéro de la revue scientifique en ligne et en open access intitulée TV/Series, coordonné par Philippe Corcuff et Sandra Laugier. Ce numéro, à la fois multidisciplinaire et interdisciplinaire, explore le thème : « Perfectionnisme et séries télévisées. Hommage à Stanley Cavell (1926-2018) »
Le « care » (traduit par « la sollicitude », « le soin » ou « le souci des autres ») se présente comme une nouvelle perspective pour aborder les questions morales. Né aux Etats-Unis au début des années 1980 à partir des expériences quotidiennes de la vulnérabilité et de l’attention aux autres, en particulier des femmes, il a constitué un renouvellement féministe de l’éthique. D’abord avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan, puis avec les réflexions de la politiste Joan Tronto. Cette éthique féministe a connu un écho dans les séries TV, comme l’a montré la philosophe Sandra Laugier dans un article de la revue « Multitudes » de 2020 à propos de Buffy contre les vampires (sept saisons, 1997-2003). Car le personnage de Buffy n’est pas seulement une tueuse de vampires, elle est « aussi dans le souci des autres, pas seulement celui de l’humanité mais celui de chacun et chacune ».
Légèreté mélancolique
« Se frotter aux autres, à leur point de vue, à leur expérience, dans une logique qui n’est pas celle de l’affrontement viril ou de la compétition – pas celle du genre donc –, mais celle de la rencontre attentive, une relation dont on ne sait qu’on en sera transformé mais sans pouvoir prévoir jusqu’à quel point et avec quelles conséquences sur nos vies », expliquent la psychologue Pascale Molinier, Sandra Laugier et la sociologue Patricia Paperman dans leur introduction au livre « Qu’est-ce que le care ? Le souci des autres, sensibilité, responsabilité » (Payot, 2009).
Il est bien question de se frotter aux autres dans la série Dying for Sex, créée par Kim Rosenstock et Elizabeth Meriwether et diffusée sur Disney+ depuis le 4 avril. Mais le care n’avait jamais été abordé de manière aussi frontale sous l’angle de la sexualité. C’est la double percée esthétique et théorique de cette série qui, de prime abord, a l’air de-ne-pas-y-toucher avec sa légèreté mélancolique. Elle est adaptée d’un podcast consacré à une histoire vraie : celle de Molly Kochan, décédée en 2019 à l’âge de 45 ans des suites d’un cancer. Avant de mourir, Molly a quitté son mari et a voulu connaître de nouvelles expériences sexuelles. L’actrice Michelle Williams interprète son rôle, en circulant avec sensibilité à travers les registres de la drôlerie, de la tendresse et du tragique. La larme à l’œil succède au rire et vice-versa.
Dans Dying for Sex, le care féministe, qui ouvre Molly à des expérimentations inédites à la fin de sa vie, est aux antipodes de l’assistance patriarcale imposée par son mari qui, bien que progressiste, est pris dans un surplomb paternaliste. En voulant la protéger, il inhibe ses désirs et de nouvelles possibilités. Après sa rupture, avec notamment l’aide de son amie Nikki (jouée par Jenny Slate, au farfelu émouvant) et de sa mère Gail (l’immense Sissy Spacek), le parcours de Molly va alors devenir davantage « improvisé et instable », selon les mots de Sandra Laugier dans un texte de 2005 (réédité en 2011) sur « Care et perception ».
Dans l’ambiance du care, même les jeux BDSM sont sensibles et attentionnés, et n’ont guère de rapport avec les visions habituelles du « sadisme » et du « masochisme ». Dans le quatrième épisode, un des partenaires de Molly arrête le jeu en cours de route par sollicitude, car il la sent perturbée : « Il faut faire attention. Ça peut vite déraper, ça peut devenir dangereux. » Dans le même épisode, la femme qui pousse plus loin son initiation afin de surmonter ses peurs, liées à un trauma d’enfance, le fait de façon progressive et tout en délicatesse. On s’éloigne du vocabulaire propre aux rapports masculins dominants à l’Eros critiqués par Emmanuel Levinas dans son livre le Temps et l’Autre, celui du « saisir » et du « posséder » le corps de l’autre, en tant que « synonymes du pouvoir ». On est plutôt à l’écoute de l’infini en l’autre et en soi.
Le care au bistrot
Cependant le care féministe n’est pas destiné qu’aux femmes. Il n’est pas inscrit dans une prétendue « nature féminine », mais dans une condition sociohistorique marquée par des rapports de domination. Indissolublement valeur et pratique nées d’expériences d’oppression et de résistance à l’oppression, il constitue une proposition universalisable afin de transformer la société à partir de la vie ordinaire et de ses vulnérabilités.
Des vulnérabilités sociales d’origines diverses (précarité, immigration, addictions au jeu ou à l’alcool, situation de handicap, expérience psychiatrique, inceste…) se croisent, se heurtent et se réchauffent justement dans le bar populaire Le Clemenceau situé à Saint-Raphaël sur la Côte d’Azur, tel que l’a filmé Xavier Gayan pour son documentaire Au Clemenceau (sorti en salles en septembre 2023). Dans ce cas, on est surtout entre hommes. « C’est la famille », dit un des habitués.
Le moment le plus lumineux est l’interview de l’ancienne patronne du bistrot, Neige. Elle dit les difficultés du contact quotidien avec des personnes si cabossées par l’existence : « Je voulais arrêter aussi le bar, parce que je commençais à me blinder, et j’avais pas du tout envie de perdre, j’ai pas envie de perdre cette humanité en fait […] si on prend toute la misère qu’on a autour, on tient pas longtemps. » Toutefois elle dit aussi qu’il y a là un des cœurs de notre humaine condition : « Les gens sont beaux quoi, si on creuse un peu les gens sont super beaux. » On pourrait ajouter : il y a donc là un des poumons potentiels de la politique, si la politique avait du cœur, mais c’est pas gagné…
Le care défaillant de la politique
Car la politique réellement existante, professionnalisée, bureaucratisée, hiérarchisée, obéissant le plus souvent à des codes virilistes, est fréquemment maltraitante, y compris dans les organisations qui prétendent « changer le monde ».
Dans l’ouvrage Révolutionnaire professionnel (Le Bord de l’eau, 2024), le sociologue Ivan Sainsaulieu revient sur son parcours, depuis le lycée, dans l’organisation trotskiste Lutte ouvrière (LO) et sur ses déboires. A 58 ans, et trente-quatre ans après son exclusion, les traces du traumatisme sont encore présentes. Un « silence glacial » lors d’une intervention critique en congrès, des marques diverses d’« hostilité », la mise à l’écart de réunions, des « insomnies » et des « maladies psychosomatiques » : l’organisation révolutionnaire don’t care de celles et de ceux qui se dévouent quotidiennement à la Cause. Pourtant, mon ami Ivan garde « l’émancipation en héritage ». Une émancipation plus sensible, attentionnée, délicate avec les individus, ça serait peut-être pas mal… et plus émancipateur, non ?
La politique qui « a des couilles » veille cependant à ce qu’un bazar de type « Dying for Sex » ne vienne pas perturber le prétendu sérieux politique : « imposer des rapports de force », « battre les adversaires », « conquérir le pouvoir »… sous l’égide d’un Chef (ou de chefs) qui serait doté d’une clairvoyance extraordinaire. C’est ce qu’a aussi confirmé récemment l’émission « Complément d’enquête » sur « Jean-Luc Mélenchon : la lutte finale ? », diffusée sur France 2 le 24 avril.
La députée ex-LFI Danielle Simonnet y parle, à propos des cercles dirigeants autour du Chef suprême, de « violence psychologique », de « messages violents » et « de haine, de menace » et l’ex-députée Raquel Garrido de « rapports brutaux ». Le député Alexis Corbière lance : « Personne n’est protégé. » Et la langue de bois sous forme de dénégation de la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, résonne comme un écho à la langue de bois trotskiste vécue par Ivan Sainsaulieu. Elle explique, crispée : « Nous n’avons pas de brutalité entre nous. » Mais ce type de maltraitance n’est pas limité au trotskisme de LO ou au post-trotskisme de Jean-Luc Mélenchon : on peut en trouver des modalités variées et variables, davantage atténuées car moins liées à un pouvoir autocratique, au PCF, au PS ou même chez les Verts, pour nous en tenir à la gauche.
A la politique des chefs « extraordinaires », on peut préférer une politique de l’ordinaire, où le care aurait toute sa place. Cela supposerait de réinventer la politique. En attendant, regardons quelques bonnes séries TV plutôt que de s’affliger devant le spectacle politicien.
Remerciements au Nouvel Obs qui a également publié cet article de Philippe Corcuff - sous la forme d'une "Carte Blanche" intitulée « Dying for Sex : le plan cul comme plan care » - le 6 juin dernier, dans le cadre de leur chronique Rouvrir les imaginaires politiques nourrie par des auteurs extérieurs.
Dernière contribution de Philippe Corcuff pour le PRé : https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2025/01/06/ne-pas-oublier-10-ans-apres-charlie-et-l-hypercasher-avec-philippe-corcuff-professeur-de-science-politique/

Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).
Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.
Cet ancien chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004), co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).
Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.
Philippe Corcuff est un contributeur du PRé.
Derniers livres parus :
- Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, avec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)
- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)
- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)
- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)
Derniers articles : D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.
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