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« PASSER DE LA MEMOIRE A L’HISTOIRE », avec Benjamin Stora, historien, Professeur des universités


Entre mémoire & histoire, le débat est ancien, mais toujours remis sur l'établi, notre ami historien Benjamin STORA en renouvelle depuis plusieurs années le questionnement autour des liens existants entre la mémoire historique et l’histoire savante.

On se souvient que recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les maîtres-mots de son rapport portant sur " Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie " remis au président de la République le 21 janvier 2021.

Pour aller un peu plus loin, nous vous proposons cet entretien très intéressant du co-lauréat 2023 du Prix Ibn Khaldoun pour la promotion des études et des recherches en sciences humaines et sociales en Méditerranée - membre du conseil scientifique du PRé - avec Marie-Pierre Ulloa pour Expressions maghrébines, revue scientifique semestrielle de la « Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines » (Numéro spécial « A la recherche des archives exilées »,Vol 21, N°2, hiver 2022).

 

Remerciements à Expressions maghrébines.


 

 

   Nous revenons dans cet entretien sur la singularité du rapport de l’historien Benjamin Stora aux archives. Né en Algérie en 1950, spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie, de l’immigration maghrébine en France et des questions mémorielles liées à la colonisation française en contexte maghrébin, l’originalité de la démarche archivistique de l’historien s’exprime notamment à travers le rôle de son engagement politique dans son rapport aux archives au long cours. A travers cinquante ans de pratique et de réflexion sur la multiformité des archives, sur le(s) territoire(s) des archives (archives écrites/orales, archives dissidentes/archives militantes, archives visuelles, archives étatiques, archives autobiographiques et archive-fiction) et sur la dialectique de l’archive, c’est autant l’historien qui cherche et trouve l’archive que l’archive qui trouve l’historien, a fortiori après la publication de La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie (1991) qui lance la trajectoire médiatique de l’historien.

 

Marie-Pierre Ulloa : La notion d’archives du Maghreb fait-elle sens pour vous ? Peut-on parler d’un concept d’archives maghrébines ?

 

Benjamin Stora : Les archives maghrébines existent mais il faut les périodiser. Il y a les archives anté-coloniales, en continuité pour le Maroc ; pour l’Algérie, avant la colonisation française, il faut aller vers les archives ottomanes mais il y a un problème de connaissance de la langue turque. Pour le Maroc, il y a les archives du Makhzen. Le Maroc n'a jamais été occupé par les Ottomans et les archives sont bien classées, bien organisées. Il y a là beaucoup d'archives car le Maroc n’a pas subi les coupures dues à la présence française. Après les Ottomans, c’est compliqué parce qu’il y a la perte de la langue arabe et les archives qui vont dominer à la fin du 19e siècle en Algérie sont en langue française. C’est le regard des Orientalistes, des architectes et des militaires, qui peut être pris en compte. Il y a une littérature militaire et une littérature orientaliste intéressante (Isabelle Eberhardt) qui nous donnent les clés de découverte d'un paysage qu’on ne connaissait pas. Ce sont des sources incontestables mais du point de vue des gens eux-mêmes, des « indigènes », il y a très peu de choses parce qu’on a affaire au processus d'éradication de la culture qui est reléguée dans la sphère exclusivement religieuse, l’islam. On trouve ainsi davantage d’éléments sur les indigènes musulmans dans les archives des Oulémas. La masse d’archives possibles se trouve donc essentiellement en France pour l’examen de la période coloniale.

 

Il y a encore en Algérie des archives, notamment de la presse européenne, « pied-noire ». En 2019, invité à Oran, le directeur du journal Le Quotidien d’Oran m'a fait visiter les archives de L'Echo d'Oran. Il y avait là toutes les archives de L'Echo d'Oran, très impressionnantes du temps de Pierre Lafont. Si un chercheur aujourd'hui voudrait reconstituer l'univers des pieds noirs à Oran, il faut qu’il.elle aille à Oran. Il y a la collection complète du journal, des photos, des renseignements sur les compétitions sportives, ou…les parties de pétanque. Quand on va à Constantine et à Oran, il y a la surprise de découvrir tout ce que les Français ont laissé comme archives. Mais ces archives, quelquefois abandonnées ou mal classées, sont peu accessibles, où, pourtant, le chercheur peut découvrir des éléments intéressants, comme la proximité de vie entre les différentes communautés, malgré les séparations induites par la domination coloniale.

 

Marie-Pierre Ulloa : Vous dédiez votre dernier ouvrage en date, L'histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours [1], co-signé avec Nicolas Le Scanff, à Jacques Lazarus et à Jacques Derrida qui, comme vous, est Français juif d’Algérie. Or, Derrida a prononcé en 1996 une fameuse conférence qui a donné lieu à un ouvrage non moins fameux, Mal d'archives une impression freudienne, qui reste une référence sur les archives. Dans ce texte Derrida écrit que le sens de l'archive vient du grec archeion qui signifie une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats donc l’archive désigne un lieu, le lieu d'archivage. Derrida écrit aussi que l’archive, c'est aussi une impression, une écriture, ce n’est donc pas seulement le lieu de stockage mais c'est aussi le contenu qui est stocké, archivé. Le lieu détermine aussi la structure archivante.

 

Souscrivez-vous à cette correspondance subtile entre lieu d'archivage et archive, le fait que le lieu va déterminer l'archive ? Qu'est-ce qui fait archive pour vous ?

 

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Benjamin STORA, Ph.D en sociologie et en histoire, professeur des Universités, est spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), des guerres de décolonisations et de l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe.

Inspecteur général de l'Éducation nationale (2013-2018). Président du Conseil d’orientation de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée qui réunit le Musée de l’histoire de l’immigration et l’Aquarium de la Porte Dorée (2014-2020).

Auteur de plusieurs rapports dont un remis en février 2019 à la suite d’une mission (confiée en 2018 par Françoise Nyssen, ministre de la Culture), de coordination et d’accompagnement de l’action culturelle en faveur des migrants, mise en place dans les établissements nationaux du ministère de la Culture. Et un autre sur l'état de la recherche sur l'histoire de l'immigration en France remis en mars 2017 aux ministres de la Culture et de la Communication et de l’Enseignement supérieur et à la Recherche. Ce rapport dresse un état des lieux sur la fabrication et la diffusion du savoir sur l'histoire de l'immigration en France, des années 1980 à nos jours.

Il présida la commission sur les manifestations sanglantes de décembre 1959 en Martinique, de mai 1967 en Guadeloupe et le crash en juin 1962, qui a remis son rapport le 21 novembre 2016 à la Ministre des Outre-mer (Ericka Bareigts).

Benjamin Stora est membre du conseil scientifique du PRé.

 

Auteur notamment de :

- Histoire dessinée des juifs d'Algérie - De l’Antiquité à nos jours, Bande dessinée de  Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff (Ed La Découvertes, oct.2021)

- Penser les frontières, avec Régis Debray (Bayard, mars 2021)

- Les Passions douloureuses (Albin Michel, février 2021)

- Mémoires coloniales, co-auteur avec Pierre Nora (Bayard, coll. Société, 2021)

- Une mémoire algérienne (Robert Laffont, Coll.Bouquins, 2020)

- Retours d'Histoire, l'Algérie après Bouteflika (Bayard, 2020)

- Juifs, musulmans: chroniques d'une rupture (éd L'Esprit du temps, Avril 2017)

- Mouvements migratoires, une histoire française, avec Smaïn Laacher (L'Age d'homme, Janvier 2017).

 

A paraître : L’Arrivée, de Benjamin Stora le 7 septembre 2023 aux Ed Taillandier.

« Dans l’avion, au moment du décollage, j’observe les passagers. Certains pleurent. Les visages sont tristes, fatigués. Très vite, un grand silence s’installe. L’inquiétude, la violence de la situation écrasent tout désir de conversation. Plus personne n’ose parler. Puis, derrière les hublots, la nuit apparaît. Si soudainement que nous n’avons pu voir la terre algérienne s’éloigner. Cette terre déjà absente. Ainsi, je n’ai pas conservé dans ma mémoire la “dernière image” d’un pays disparu.

Il fait nuit, encore, lorsque nous arrivons à Orly. Mon oncle Robert, le frère de ma mère, nous y attend. En guise d’accueil, une hôtesse de la Croix-Rouge offre à chacun de nous un bonbon. Nous étions en France et, à défaut de Ville lumière, installé sur la banquette arrière, à travers la vitre de la voiture, je contemplais la noirceur du périphérique jusqu’à notre destination, Montreuil, en banlieue parisienne… »


Marie-Pierre Ulloa est enseignante-chercheure à l’Université de Stanford où elle enseigne l’histoire intellectuelle et culturelle du monde francophone.  Membre du Taube Center for Jewish Studies, du Centre d’Etudes Africaines, du Mediterranean Studies Forum-Abbasi Program in Islamic Studies de Stanford, elle est aussi chercheuse associée au Cadis, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Auteure notamment de Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence, de la Résistance à la guerre d’Algérie (Berg International, Paris, 2001, Stanford University Press, 2008, Casbah Editions, Alger, 2009) et de Le nouveau rêve américain. Du Maghreb à la Californie (CNRS Ed, 2019).


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