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"Change : How to Make Big Things Happen ", un livre du sociologue américain Damon Centola, Note de lecture de Thierry Libaert


Avec la crise pandémique de la COVID-19, la montée de la cristallisation politique, de la désinformation à tous les étages, de la tribalisation du monde, des préjugés, d'une intolérance de plus en plus grande aux points de vues disparates,  de l'hystérisation galopante des posts sur les réseaux dits "sociaux", lesquels jouent de notre désir d'appartenance à un groupe, en proie que nous sommes à la déréliction intellectuelle et morale, font de l'argent avec notre "activité" sur leurs sites, nous fourguent sans vergogne des informations qui renforcent nos croyances, nos "connexions tribales",  il est temps de se protéger.  Après How Behavior Spreads (« Comment les comportements se diffusent ») paru en 2019, le chercheur américain Damon Centola, expert de la nouvelle science des réseaux, montre avec son nouveau livre Change que les croyances et les comportements ne se transmettent pas de la même façon qu’un virus. " The real story of social change is more complex and much more interesting " nous dit-il. Comment pourrions-nous assurer un changement durable ? C'est aussi la thématique au fond du livre de Damon Centola qu'a lu pour nous Thierry Libaert, spécialiste de la communication, président du conseil scientifique du PRé.


 

Damon CENTOLA est un sociologue spécialisé dans les phénomènes de changement qu’il étudie sous l’angle des réseaux de propagation. Dans ce livre, Change. How to Make Big Things Happen (John Murray ed. 2022), il passe en revue un grand nombre de propagations dans des domaines parfois fort éloignés comme la grande peste, la révolution copernicienne ou les mouvements #MeToo et #BlackLiveMatter, le printemps arabe et bien d’autres.

D’entrée, il affirme que le changement de comportement ne s’effectue pas comme un virus où le seul contact avec une information serait suffisant. Pour modifier un comportement, il ne suffit pas de propager des informations, il faut changer les croyances et les valeurs, ce qu’il résume ainsi : « Le changement social n’est pas une affaire d’informations, c’est une affaire de normes. »

 

Parmi ses découvertes, il démontre qu’il est moins efficace d’utiliser des influenceurs et qu’il convient de s’intéresser davantage aux endroits où peut s’accélérer un changement de comportement. Ainsi, le plus puissant indicateur de réussite de l’activisme est qu’il déborde de son noyau central de personnes déjà convaincues pour atteindre des personnes dans un réseau périphérique éloigné. Cela fait penser à la sensibilisation climatique où l’on a parfois l’impression qu’un groupe d’influenceurs et micro-influenceurs ne visent qu’à renforcer leurs convictions entre eux.

 

Un indicateur majeur du changement n’est pas le nombre de réception d’une information, mais le fait que celle-ci soit reçue en provenance d’une diversité d’interlocuteurs. « Le facteur crucial pour la propagation d’un nouveau comportement ne réside pas dans la quantité des messages reçus, mais dans la réception en provenance de sources multiples. » (p. 108). Le principal obstacle au changement ne serait alors pas le contenu de l’information, ni même leur crédibilité, mais la coordination entre émetteurs et l’utilisation de personnes relais qui ressemblent le plus aux récepteurs des messages. En matière de changement « la diversité est la clé de la réussite. » (p. 154).

 

L’auteur revient en quelques pages sur les notions de « paradigm shift » (Thomas Kuhn) et de « tipping point » (Malcom Gladwell). Il reprend les travaux de Rosabeth Kanter selon qui, la masse critique pour amener une population vers de nouvelles normes serait comprise entre 20 à 35 % de celle-ci. Cela signifie que l’intégration d’un nouveau comportement qui passerait de 10 à 20 % de la population aurait moins d’intérêt qu’un passage entre 18 à 22 % puisque l’on franchirait un point de bascule.

 

Pour mieux connaître les déterminants d’un changement de comportement, Damon Centola cite l’étude menée en Californie en 2007. Pour influencer des ménages à mieux réguler leur consommation énergétique, trois méthodes furent employées : informer sur les incidences environnementales, informer sur les bénéfices financiers et informer sur le comportement du voisinage. La seule réduction de gaspillage qui fut constatée fut lorsque les ménages étaient informés du comportement de leur voisinage. Cela confirme de nombreux travaux sur les sciences comportementales, les nudges et le poids des normes sociales.

 

Un bon exemple, par ailleurs confirmé par de très nombreuses études en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon, en Suisse ou en Belgique porte sur l’installation de panneaux photovoltaïques sur le toit des maisons. Ici également, et toutes les études convergent, le déterminant n’est ni le montant des subventions ou la qualité des informations reçues, mais la seule vision de voisins ayant eux-mêmes installé ces panneaux sur leur toit. Le plus de personnes ayant adopté cette source d’énergie, le plus le sentiment d’une attente sociale est perçue par les riverains, l’exemplarité participe de l’effet boule de neige. Le meilleur moyen de favoriser une modification comportementale est de diffuser une norme sociale dans une communauté (p. 237).

 

Le livre se termine avec un dernier exemple sur la croyance au dérèglement climatique au travers de la perception d’une information relative à la fonte des glaces en Arctique. Un forum de discussions politiques est organisé aux Etats-Unis avec des démocrates et des républicains autour de données transmises par l’observation satellitaire de la Nasa. Lorsque les participants interviennent en mentionnant leurs préférences politiques, aucune avancée n’apparaît dans la compréhension des phénomènes et chacun campe sur ses positions. Toutefois, si l’appartenance politique n’est pas indiquée, la perception de la réalité d’une régression de la glace en Arctique progresse fortement et au final devient partagée par 90 % des participants à l’étude. La perception d’un intérêt quelconque d’un interlocuteur biaise parfois lourdement la crédibilité de ses propos, même si ceux-ci sont scientifiquement fondés. Les effets de cadrage (framing effects) ont un plus fort impact que le message en lui-même.

 

Le lecteur souhaitant en savoir davantage trouvera en fin de livre un nombre important de références académiques sur l’ensemble des analyses présentées. Dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique, cet ouvrage permet de dépasser de nombreuses idées reçues sur les modalités d’une sensibilisation efficace.

 

Change: How to Make Big Things Happen (Comment faire en sorte que de grandes choses se réalisent), Damon Centola (New York : Little, Brown & Co, 2021)

Damon Centola, docteur en sociologie, est professeur à la School of Engineering and Applied Science à l'Université de Pennsylvanie où il dirige le Network Dynamics Group (à l 'Annenberg School for Communication ) et est chercheur à l'Institut Léonard Davis d'économie de la santé. Ses domaines d'expertise sont  le Changement de comportement; les Disparités dans les soins de santé; Technologie de l’information sur la santé; Médias sociaux.

Dernier article publié : Trends in Cognitive Science. “The Network Science of Collective Intelligence.” https://doi.org/10.1016/j.tics.2022.08.009

 

Pour écouter Centola parler de son livre : https://youtu.be/hFijjJmndG8


Thierry Libaert préside le conseil scientifique du PRé.

Précurseur de la communication environnementale en France, il est conseiller au Comité Economique et Social Européen dont il est le point de contact de la délégation française; co-président de la catégorie Consommateurs et Environnement, membre des sections « Environnement » et « Marché Intérieur », et est l’auteur du premier texte européen sur la lutte contre l’obsolescence programmée. Il est particulièrement investi sur les nouvelles modalités économiques de la transition écologique.

Président de l’Académie des Controverses et de la Communication Sensible (ACCS), Thierry Libaert est également collaborateur scientifique du « Earth & Life Institute » de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain, Belgique); membre du GR-CESS (Groupe d’Études et de Recherche « Communication, environnement, science et société »; membre de l’Académie de Sciences Commerciale, du GIE Toute l’Europe, et du Conseil de l’Ethique Publicitaire.

Il a été négociateur lors du Grenelle de l’Environnement (Commission Gouvernance, 2007), membre du cabinet du ministre de l’environnement (2004), vice-Président du Conseil Paritaire de la Publicité (2008-2011), maître de conférences associé à l’Université Paris-IV (Celsa, 1992-2008), maître de conférences à Sciences-Po (2000-2013) et professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université catholique de Louvain (2008-2014).

 

Il fut membre du Conseil d’Orientation des Consultations Citoyennes sur l’Europe mis en place pour accompagner le processus en 2018. Missionné la même année par le ministre de la transition écologique pour un rapport sur la durabilité des produits, rapport remis en janvier 2019, il a été (septembre 2019) chargé d’une nouvelle mission relative à la compatibilité du modèle publicitaire face aux enjeux de la transition écologique. Il a été membre du Comité de suivi pour la préparation de la Présidence française de l’Union européenne (1er semestre 2022). Il travaille actuellement comme chef de mission à la direction développement durable du Groupe EDF.

 

Derniers ouvrages parus :

- Quelles sciences pour le monde à venir ? Face au dérèglement climatique et à la destruction de la biodiversité, ouvrage collectif, FNH - sous la direction d'Alain Grandjean et Thierry Libaert (Odile Jacob, octobre 2020)

- Comment mobiliser (enfin) pour la planète (Ed le Pommier, collec Essais, manifestes, septembre 2020)

- La communication de crise (Ed Dunod, février 2020, 5eme édition d'un livre paru en 2001)

 

Plus d'une trentaine d'ouvrages : https://www.tlibaert.info/qui-suis-je/francais/bibliographie-decembre-2021/

 

Dernière contribution :

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/10/21/change-how-to-make-big-things-happen-un-livre-du-sociologue-américain-damon-centola-note-de-lecture-de-thierry-libaert/

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