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BRUNO LATOUR, DE LA SOCIOLOGIE DES SCIENCES AU MONDE DES VIVANTS : UN LONG PARCOURS, par Jean-Marie Pierlot

 

Comment présenter en quelques lignes la longue carrière de ce penseur essentiel pour le XXIe siècle que fut Bruno Latour, décédé durant ce moins d’octobre 2022 ? Il a ouvert de nombreuses portes de compréhension du monde, à nous de nous en approprier les clés qu’il nous a léguées pour affronter les incertitudes d’aujourd’hui et de demain.

Je prendrai donc le parti d’un parcours subjectif, au fil de mes découvertes de ses explorations du réel, durant près de 40 ans. Car il m’a accompagné dans mes nombreuses questions sur le fonctionnement de notre société, sur la façon dont elle gérait notre rapport à la nature, à la science, à la technique, au progrès … Resté actif jusqu’à quelques mois avant sa mort, il a répondu à des interviews sur la chaine Arte, sur France-Culture et a continué par la parole à nous partager son immense culture et savoir pour nous aider à mettre du sens sur nos interrogations « où atterrir ? qui suis-je ? ». Il laisse à présent un grand vide, mais sa pensée lucide et profonde continue à nous inspirer pour continuer à habiter sur cette Terre. Même si je ne l’ai jamais rencontré « en vrai », oserai-je dire que j’ai perdu un ami cher ?

 

De la sociologue des sciences à la sociologie du monde moderne

 

De 1984 date la première contribution de Bruno Latour à la sociologie des sciences. Avec Les microbes, guerre et paix, suivi de Irréductions (Ed. A.M Métailié), on se trouve plongé dans un univers étrange, dans un « traité scientifico-politique (…) agnostique en matière de science », là où la sociologie des sciences se contentait jusque-là de décrire l’activité des scientifiques dans leurs laboratoires, se refusant à mettre la science en relation avec son environnement technique, avec la nature et la société. Revisitant l’historique de la découverte des vaccins par Louis Pasteur, Latour examine le conflit entre les hygiénistes et les « pastoriens » de l’époque et conclut que la sociologie à venir doit devenir la science des associations entre tous les acteurs concernés, humains comme non-humains (comme les microbes, bactéries et virus). Dès ce moment, la sociologie de Latour prend en compte le vivant pour comprendre ce qui se joue dans la société.

L’exploration des univers scientifiques se poursuit avec Laboratory Life: the Social Construction of Scientific Facts (Ed. Sage, Los Angeles, 1979 ;  traduit de l’anglais en 1988 aux Ed. La Découverte sous le titre La vie de laboratoire – La production des faits scientifiques). Latour, accompagné de Steve Woolgar, passe deux ans à observer la vie d’un laboratoire de neuroendocrinologie à l’Institut Salk de San Diego, en Californie. Soit dix ans avant la parution du livre en langue française. Présenté à l’équipe des scientifiques comme un philosophe, Latour revêtira en réalité le tablier de l’anthropologue pour étudier non pas les résultats des recherches scientifiques en cours, mais le processus de production des énoncés scientifiques, comme s’il observait avec un regard ethnologique une tribu de scientifiques de haut niveau. On est, dans cette optique, fort éloigné de la sociologie qui dominait le champ intellectuel dans les années ’80. Sans nommer Pierre Bourdieu, Latour s’en distancie avec humour : « Dans un tel monde [celui des laboratoires de science – ndlr], il n’est guère possible de mener paître le troupeau des facteurs sociaux développés par nos grands sociologues : société, classes, champ, habitus, symbole, attente de rôle, interaction. » La fabrication (le terme choisi est significatif) d’un fait scientifique se mesure au nombre de publications, le plus souvent éditées dans des revues spécialisées, qui convergent vers l’établissement de la véracité du fait recherché. Paradoxalement, l’activité du laboratoire serait donc « une organisation de la persuasion par l’inscription littéraire » ! Alors que les scientifiques sont persuadés que les faits existent et que leur métier consiste précisément à en révéler l’existence, Latour refait le parcours en sens inverse, donnant à voir quand et où se produit la métamorphose de l’énoncé en fait.

Pour faire comprendre sa démarche de déconstruction de vérités scientifiques tenues pour acquises, Latour publiera, quelques années plus tard, un ouvrage au titre (et au contenu) iconoclastes : Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches (Les Empêcheurs De Penser En Rond, 1996). Invité par l’ethnopsychiatre Tobie Nathan et la philosophe des sciences Isabelle Stengers à « comparer certains effets de la sociologie des sciences avec certains traits de l’ethnopsychiatrie », il développe son projet d’anthropologie symétrique, visant à examiner avec les mêmes procédés et principes les cultures modernes et les autres, en vue de partager un monde pluriel mais commun – pour reprendre le titre d’une série d’entretiens avec François Ewald (L’Aube, 2003). Mais nos modernes sont tentés de voir dans les pratiques des autres cultures des croyances, sans saisir leurs propres croyances vis-à-vis de leurs pratiques, scientifiques en particulier. 

 

Nos modes d’existence : une anthropologie symétrique

 

Mais c’est en 1994 que sort son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes (La Découverte), sous-titré « Essai d’anthropologie symétrique ». Il provoque bon nombre d’interrogations philosophiques inédites sur ce que constitue le fait d’être moderne de nos jours. Vivant dans la croyance que les scientifiques auraient pour rôle la gestion de la nature et les politiques, celle de la société, nos contemporains se sont trouvés désarmés face aux « hybrides » qui relèvent à la fois de la nature et de la société : comment réagir face à la prolifération des virus, des tempêtes ou des sécheresses ? Face à la crise de l’accès aux combustibles fossiles et à leur impact sur le dérèglement climatique ? Jusqu’il y a peu, nous vivions sous le régime du grand partage, entre science et politique, entre nature (qu’il s’agissait de maîtriser pour notre bien-être) et culture (alors que les autres populations « non modernes » n’opposent pas ces deux pôles), entre nos sociétés « civilisées » et les sociétés « sauvages », entre les humains et les non-humains, etc.

Le partage du monde issu de la culture occidentale ne fonctionne plus aujourd’hui : la confiance que nous avions mise dans la modernisation et le progrès « ne sonne plus très juste ni en art, ni en économie, ni en politique, ni en science, ni en technique. ».  Latour revient sur cet échec de la modernité dans une tribune du journal Le Monde du 29 août 1996 sous le titre « La modernité est terminée ». Il explique que la flèche du temps orientée vers le progrès nous projetait vers un avenir radieux, défini par « une séparation plus grande entre, d’une part, les sentiments, les valeurs et, de l’autre, les trois divinités de l’Efficacité, de la Vérité, de la Rentabilité. ». Aujourd’hui, la fin de l’idée de progrès peut ouvrir aussi « à une négociation, de dimension planétaire, sur la nature d’une vie civilisée ».

Pour faire comprendre les spécificités des Modernes, Bruno Latour entreprend un vaste chantier, une Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012). Il invite le lecteur à « désincarcérer » des domaines de pensée aussi divers que le Droit, la Science, la Politique, la Religion, l’Economie, etc. « La notion de domaines distincts séparés par des frontières homogènes n’a guère de sens ». Le terme de frontière doit aussi être entendu comme « une intensification des trafics interfrontaliers entre éléments étrangers. ». Dans ses enquêtes précédentes, Latour avait déjà porté son regard sur l’Écologie politique (Politiques de la nature, La Découverte, 1999), la Science et la Technique (L’espoir de Pandore, La Découverte, 2001) le Droit (La fabrique du droit - Ethnographie du Conseil d’État, La Découverte, 2002) ou la Religion (Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2002). Dans cet ouvrage magistral de 500 pages, il enquête sur quinze modes d’existence possibles, qui permettraient aux Modernes de repenser leur place sur la Terre. Il met en place un dispositif d’enquête auquel le lecteur lui-même est invité à effectuer un travail complémentaire, qui pourrait mobiliser une communauté de recherche débouchant sur un travail d’enquête collectif.

 

Il résulte de cette enquête une sorte de grammaire des régimes de vérité et de valeurs de ces différents modes d’existence : la vérité en politique n’est pas la même que la vérité pour les scientifiques ou que la vérité pour le monde religieux, par exemple. Ouvrage complexe mais passionnant, il fait appel à de nombreuses abréviations comme autant de hagstags, pour définir différentes mises en relation, trajectoires, félicités, êtres à instaurer … Autant d’exercices pour créer les éléments d’une diplomatie du monde à venir.

Dix ans après la parution du livre et du site internet www.modesofexistence.org, France Culture développe en quatre épisodes durant le mois de mars 2022 un dialogue entre Latour et Adèle Van Reeth, la philosophe présentatrice de l’émission Les Chemins de la Philosophie (à écouter ici : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/935.html).

 

Comment peut-on encore rendre la Terre habitable ?

 

Ces dernières années, Latour renoue avec sa préoccupation développée en 1999 dans Politiques de la nature, évoqué plus haut. Il s’y demandait comment rassembler un monde commun en reconfigurant les relations entre la nature, la science et la politique, en particulier avec l’outil de l’écologie politique. On ne peut pas vraiment dire qu’il ait été entendu par les générations successives de responsables de l’écologie politique en France, qui aujourd’hui encore sont plus préoccupés de s’écharper autour de politiques d’égos que de faire des propositions concrètes pour lutter contre le dérèglement climatique …

 

 

Un livre paru en 2017, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte) éclaire ceux qui n’ont pas eu le courage de suivre sa pensée par bien des égards déstabilisante par rapport à nos idées reçues sur le lien entre science et politique autour de l’idée de nature – que nous seuls les Modernes avons séparé de la culture. Reprenant, à la suite de James Lovelock, le terme de Gaïa pour remplacer celui de Nature, devenu trop confondant par rapport à l’ère de l’Anthropocène où nous vivons depuis la Révolution industrielle, il définit les conditions d’habitabilité de la Terre. A tous les « grands de ce monde » qui rêvent d’habiter hors-sol (comme Elon Musk et ses projets de camping sur la planète Mars), il faut opposer ceux qui renoncent tant à l’attraction du Global (et ses chantres de la mondialisation) que du Local (ceux qui sont viscéralement attachés au terroir). Ce sont ceux qui acceptent d’atterrir sur Terre. Comment les repérer ?

 

 

Son dernier message : faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même. C’est le thème de son dernier livre, Mémo sur la nouvelle classe écologique, rédigé avec Nicolaj Schultz (Les empêcheurs de penser en rond, janvier 2022), qu’il destine aux « Membres des partis écologiques et leur électeurs présents et à venir. ». Après les horizons politiques du libéralisme, du socialisme, du néolibéralisme et des partis illibéraux ou néofascistes dont l’Italie vient encore, tout récemment, de s’attribuer des représentants, il faut aujourd’hui renforcer l’écologie comme mouvement politique. Comment faire pour susciter une action collective sous la bannière de l’écologie politique, sans en faire un parti consensuel de défense de la nature, alors que « loin d’unifier, la nature divise » ? Il s’agit, en réalité, de découvrir qui sont les alliés et qui sont les adversaires de combats pour préserver les conditions d’habitabilité de la planète Terre. Et d’abord, il faut amplifier la résistance de la société à l’économisation (cf. Karl Polanyi), c’est-à-dire à la dictature du PIB qui impose des choix économiques dont nous ne voulons pas. Latour appelle de ses vœux la constitution d’une conscience de classe, qui se mobilise pour le monde où l’on vit, par contraste avec le monde dont on vit. Aujourd’hui, de nombreuses luttes convergent dans ce sens, mais elles restent encore éparpillées. De marginales où elles ont été confinées, il s’agit qu’elles deviennent rapidement centrales. L’espoir est que l’Europe devienne le foyer où de nouvelles formes de pouvoir pourront se construire : « L’Europe unie est pour la classe écologique l’exemple d’une expérience en vraie grandeur où la redistribution de l’intérieur et de l’extérieur des États lui prépare son rôle de future classe-pivot capable d’entraîner les autres classes derrière elle. ». C’est la tâche de la société civile de pousser les politiques et les fonctionnaires à glisser de la logique de la croissance – et ses misères associées – à celle de la prospérité (Latour ne retient pas le terme de décroissance, moins mobilisateur selon lui) résultant du maintien des conditions d’habitabilité sur la Terre. Tel est le programme que nous laisse Latour, ouvert au débat démocratique que le peuple sera en mesure de faire aboutir.

Afin de se faire comprendre du plus grand nombre, Latour a publié un court texte d’opinion dans la publication AOC (Analyse, Opinion, Critique) en 2020, en plein cœur de la pandémie : Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise. On y trouve 6 questions simples, qui ont surgi au moment où la production de toute la planète s’est comme suspendue, au plus fort de la pandémie de covid : « Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ? ». Telle est la première de ces questions. Elle est suivie par 5 autres du même type, qui permettent de décrire un paysage débouchant sur une expression politique incarnée et concrète de la Terre sur laquelle nous voulons désormais habiter.

 

Après avoir construit une longue réflexion sur nos conditions d’existence dans un monde qui bascule de l’idée de progrès, véhiculée par la Modernité, à celle du Vivant où nous sommes parties prenantes de la Nature autant que les non-humains qui nous entourent, Bruno Latour nous laisse avec un immense héritage intellectuel. A nous à présent de l’intégrer si nous voulons rassembler les forces politiques qui nous permettront de continuer à habiter sur cette Terre.

 

Jean-Marie Pierlot, 11 octobre 2022.


Jean-Marie Pierlot, chercheur en communication des associations, spécialiste de la communication stratégique, de crise et du Fundraising, a travaillé durant 25 ans en Belgique francophone dans divers secteurs (santé, environnement, aide humanitaire, développement, droits humains) et a enseigné la communication du non-marchand à l’UCLouvain (Université catholique de Louvain).

Cet ancien administrateur de Greenpeace Belgique (1989-95) fut aussi membre du LASCO, le Laboratoire d'Analyse des Systèmes de Communication d'Organisations (de 2000 à 2014); il a participé à l'édition d'un n° spécial de Recherches en Communication (UCL) sur Légitimation et Communication (n° 25, 2006) et a co-édité les Actes du colloque "Contredire l'entreprise" (Presses Universitaires de Louvain, 2010). Egalement membre du Centre d'Etudes de la Communication (CECOM) de l'UCLLouvain (1986- oct.2021).

Il est aujourd’hui administrateur de l'association Entraide et Fraternité; membre du "comité sociétal" de NewB, banque coopérative belge, "éthique et durable" (depuis juin 2022). Jean-Marie Pierlot est un ami et un contributeur du PRé.

Auteur de plusieurs livres dont La communication des associations (Ed Dunod, 2014); Les nouvelles luttes sociales et environnementales, avec Thierry Libaert (Vuibert, 2015).

Dernière contribution :

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/09/28/ecologie-et-democratie-jo%C3%ABlle-zask-note-de-lecture-de-jean-marie-pierlot-chercheur-en-communication-des-associations/

 

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