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HOMMAGE HERETIQUE A BRUNO LATOUR, par Philippe Corcuff, sociologue et politiste


En hommage au sociologue, philosophe et anthropologue Bruno Latour (22 juin 1947-9 octobre 2022), ce Terrestre parmi les terrestres, comme il aimait se définir, soucieux du démembrement du monde, source d'inspiration du PRé dans son approche interdisciplinaire du vivant, Philippe Corcuff nous propose très aimablement le partage d’un texte paru initialement en avril 2002 dans la revue ContreTemps * intitulé « L’écologie comme inquiétude éthique. Quand Hans Jonas et Bruno Latour croisent Marx »… Ce texte a trait aux échanges sur le livre de Bruno Latour Politique de la nature - Comment faire entrer les sciences en démocratie (1999) qui avaient été amorcés quand Philippe Corcuff avait été son discutant lors de la présentation publique du livre à la Villa Gillet à Lyon, en 1999.

 

* Revue ContreTemps, n° 4, avril 2022, pp. 15-27, dans le dossier « Critique de l’écologie politique »


Bruno Latour, à Paris, le 31 octobre 2018.

 

   « L’écologie, une éthique ? »

 

L’intitulé de ce forum [1] nous invite à explorer en quoi l’écologie, et plus précisément l’écologie politique, peut contribuer à redéfinir nos catégories éthiques. On entendra ici « éthique » au sens large d’interrogations sur le sens de l’existence humaine, et donc sur sa valeur, sur les valeurs.

Or, il faut dire que les forces politiques classiques n’ont pas encore saisi l’ampleur des réaménagements intellectuels qui sont appelés par les prises de conscience écologiques. La nouvelle gauche radicale, celle qui s’ébauche de la grande grève de l’hiver 1995 aux mobilisations internationales contre la globalisation capitaliste, a elle aussi du retard intellectuel. Le confort des habitudes intellectuelles nous conduit souvent à repousser toujours un peu plus tard la révision de nos modes de pensée, dans la confrontation avec nos impasses, nos échecs, les nouvelles questions et les réalités émergentes.

Tout au plus, on accepte d’intégrer à la marge de nos visions routinisées un peu d’écologie, sans revisiter l’ensemble.

Quant aux Verts, ils ne sont guère mieux lotis intellectuellement. C’est un parti récent certes, mais qui a vite pris le pli des vieux réflexes politiciens. Il se contente alors de surfer sur une image écologique assez positive à l’extérieur, sans avoir besoin de travailler à l’intérieur. Par un mélange de paresse et d’anti-intellectualisme, les Verts n’ont pas grand-chose à faire des questionnements intellectuels, et n’ont guère d’intérêt pour la philosophie morale et politique ou pour les sciences sociales. Comme leur candidat « irrévocable », Noël Mamère, ils risquent d’être surtout une bulle médiatique qui n’aide guère à la reconstitution d’une politique internationaliste d’émancipation pour le XXIe siècle.

 

   Si l’espace politique le plus visible est souvent vide intellectuellement sur le plan de l’écologie politique, ce n’est pas le cas du champ intellectuel. Là des interrogations fortes ont émergé. Sur le plan éthique qui m’intéressera ici, je retiendrai deux grandes pensées contemporaines : celle du philosophe Hans Jonas, dans Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [2], et celle du sociologue des sciences Bruno Latour, dans Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie [3]. Je les ferai jouer tout à la fois l’un avec l’autre et l’un contre l’autre, en demeurant donc un peu à l’écart des deux, afin d’alimenter un cheminement qui m’est propre : la voie d’une inquiétude éthique et de Lumières tamisées [4]. Avec Jonas comme avec Latour, j’aurais ainsi recours à « la stratégie du coucou », cet oiseau malpoli qui pond ses œufs dans les nids d’autres oiseaux. J'envisagerai successivement : 1e) le passage de la notion d’« heuristique de la peur » chez Hans Jonas à celle d’inquiétude éthique, qui appelle une réévaluation de la notion de « progrès » ; 2e) la redéfinition de l’humanisme à laquelle nous invite dans des directions pour une part différentes Jonas et Latour ; et 3e) la façon dont ils abordent de manière opposée la question démocratique. Au milieu de ces va-et-vient entre Jonas et Latour, nous croiserons la figure de Marx, dont certaines intuitions bien peu « marxistes » se révéleront utiles pour une pensée écologique. Enfin, je conclurai succinctement sur la nécessaire réélaboration de l’héritage de la philosophie des Lumières. Ce parcours cahoteux prendra une forme synthétique.

 

Suite de l'article ci-dessous :

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L’Écologie comme inquiétude éthique, P.
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Philippe Corcuff, sociologue, politiste, philosophe, enseignant-chercheur, est maître de conférences HDR de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon dont l'ambition est de mettre à disposition des citoyens les analyses de figures françaises et internationales de la pensée contemporaine dans une logique de dialogue transdisciplinaire, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

Philippe Corcuff a par ailleurs été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004).

Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.

 

Derniers livres parus :

- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 - Théories sociologiques contemporaines. France, 1980-2019 (Paris, Armand Colin, collection "Cursus", 2019)

- Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente) (Le Bord de l'eau, 2018).

 

Derniers articles (2021-22) : "Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste", Revue du M.A.U.S.S., n° 59, pp. 57-71, 1er semestre 2022; "Le progressisme au défi du conservatisme", revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", pp. 81-89, novembre 2021 ; "Renewing Critical Theory in an Ultra-Conservative Context. Between the Social Sciences, Political Philosophy, and Emancipatory Engagement", Chapter 8 of Daniel Benson (ed.), Domination and Emancipation. Remaking Critique, Lanham (MD), Rowman & Littlefield International, Series "Reinventing Critical Theory", pp. 229-257; “Les séries TV comme nouvelles théories critiques en contexte identitariste et ultraconservateur. American Crime, The Sinner, Sharp Objects, Unorthodox.” TV/Series 19 (2021), DOI: https://doi.org/10.4000/tvseries.5133; URL: http://journals.openedition.org/tvseries/5133.

Dernière Tribune : " Michel Wieviorka : un règlement de comptes qui met la gauche KO " , Libération, 12-05-2021

Dernière contribution au PRé :

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/03/28/la-gluance-confusionniste-par-philippe-corcuff-enseignant-chercheur-politiste/

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2022/03/28/la-gluance-confusionniste-par-philippe-corcuff-enseignant-chercheur-politiste/

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