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Retraites: ET SI ON METTAIT LES INDIVIDUALITES AU COEUR DE LA QUESTION SOCIALE ?, par Philippe Corcuff

Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

 

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels. En proposant à propos du projet de réforme des retraites (qu’il qualifie de « contre-réforme inspirée par les évidences du néolibéralisme économique »), de mieux prendre en compte les individus, les individualités, il tient des propos assez vifs ciblant à la fois l’exécutif, mais aussi nombre d’oppositions. On ne sait en réalité pas grand-chose du cadre exact de la réforme, pas davantage des détails, sinon que le « nouveau contrat social » séduisant avancé au début, avec des pistes de réforme à la fois systémique et paramétrique, en cherchant à tous prix à faire des économies dans le même temps, non seulement pourrait contrarier les déclarations de campagne d’Emmanuel Macron, mais compromettre également l’idée même de la retraite par points.

 

Philippe Corcuff esquisse surtout ici une piste de réflexion peu conformiste, en tous les cas stimulante, y compris pour qui veut dessiner un projet collectif en empruntant notamment à la pensée de Proudhon et celle de plus contemporains et en s’attachant à penser un commun ici et maintenant.

 
31 responsables de gauche pour la langue de bois collectiviste

 

Il a pourtant fallu pas moins de 31 responsables (Clémentine Autain, Guillaume Balas, Olivier Besancenot, Eric Coquerel, Alain Coulombel, Pierre Dharreville, Gérard Filoche, Philippe Poutou, Sandra Regol, François Ruffin, Danielle Simonnet…), de 13 organisations de la gauche et de l’écologie politique, institutionnelles et extra-institutionnelles *, récusant l’enlisement social-libéral pour accoucher d’un appel intitulé « Retraites : contre l’individualisme, nous choisissons la solidarité » (Les Invités de Mediapart - 2 décembre) ! « Individualisme », « individualisés » et « individu » sont mis du côté gouvernemental et néolibéral, en étant opposés à « la solidarité » et au « bien commun », associés à la gauche. Bref, selon le vieux logiciel collectiviste qui a tendu à s’imposer à gauche en France après la Première guerre mondiale : à droite et au capitalisme l’individu et à gauche le collectif ! On a là une double faillite de gauches en perdition intellectuelle : par perte de mémoire et par incapacité à se coltiner les défis des sociétés individualistes contemporaines pour relancer un projet d’émancipation sociale post-capitaliste.

 

Individualités et question sociale : Marx, Jaurès, Pouget oubliés

 

Perte de mémoire ? Nombre de courants historiques de la gauche aux XIXe et début du XXe siècles, se situant dans le sillage critique de la Révolution française, ont mis en cause le poids des dérèglements marchands sur des individualités fabriquées par des liens sociaux, dans la perspective de leur émancipation dans un cadre collectif radicalement transformé.

 

Dans ses Manuscrits de 1844, c’est l’émancipation de l’ensemble des sens et des capacités personnelles que Karl Marx a en tête : « chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » (1). Or, cela appelle une révolution sociale. Car, avec le capitalisme, « à la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir » (2). Dans le même texte, Marx n’est pas tendre, non plus, avec ce qu’il qualifie de « communisme vulgaire », « niant partout la personnalité de l’homme », sa singularité individuelle, en s’efforçant de « tout ramener à un même niveau » (3).

 

Pour le socialiste républicain Jean Jaurès dans un article de 1898, « Socialisme et liberté », « le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant l’individualisme révolutionnaire » de la Révolution française (4). Mais cet individualisme est adossé à l’avènement de « la propriété sociale » des moyens de production (5).

 

Émile Pouget, militant anarchiste et responsable de la CGT syndicaliste révolutionnaire, promeut dans une célèbre brochure syndicale en 1910, L’action directe, « l’exaltation de l’individualité » dans « la lutte des classes », car « l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité, qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente » (6).

 

Oublieuses de cet héritage, les gauches actuelles apparaissent enfermées dans une langue de bois qui ripe sur les individus individualisés d’aujourd’hui. Elles préfèrent le fantasme d’une communauté perdue non troublée par les individus qu’une alliance de l’individualité et de la solidarité pas même envisagée comme possibilité. Les 31 de l’appel du 25 novembre n’expriment-ils pas alors la déconfiture d’une « gauche vulgaire », analogue à celle critiquée par Marx hier ?

 

Retraite par points et suppression des régimes spéciaux : le Président des riches contre les individus

 

Pourtant, la retraite par points du projet gouvernemental affaiblit les individus face aux inégalités existantes (dans le parcours professionnel, le rapport à la précarité et au chômage, les inégalités de genre…) en les isolant les uns des autres. Et elle rend plus incertain et hasardeux, ce que chacun touchera au moment de sa retraite. Un système fondé sur la solidarité comme le dispositif existant, bien sûr améliorable, préserve davantage les individus des aléas de la vie par son cadre solidaire justement. Dans la vision néolibérale d’un individualisme concurrentiel, l’autonomie de chacun est supposée fictivement donnée au départ, alors qu’en fait cette autonomie a besoin de « supports sociaux » (sécurité sociale, assurance chômage, régime de retraite…), selon l’expression du sociologue Robert Castel (7), pour être étayée et pouvoir se développer. Il en va du déploiement de nouvelles zones d’autonomie et de créativité personnelles au moment de la retraite et d’une plus grande prévisibilité dans la construction de son autonomie personnelle au cours de son activité professionnelle. Bref de quelque chose comme un individualisme solidaire (8) !

 

Quant à la suppression programmée des régimes spéciaux, elle consiste à déshabiller Pierre pour déshabiller un peu moins Paul, plutôt d’universaliser par le haut. Ce qui supposerait de toucher à la répartition des richesses, possibilité hors de l’horizon mental d’un Président des riches, qui n’est en rien le Président des individus !

 

Avec de telles gauches à bout de souffle, incapables de penser l’alliance des individus et du commun, Emmanuel Macron peut préparer sans guère de crainte un face-à-face périlleux en 2022 avec l’extrême droite qui nous rapprocherait du précipice.

 

* Parti communiste français (PCF), Parti de Gauche (PG), Europe Ecologie-les Verts (EELV), Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), Génération·s, République et socialisme (RS), Ensemble !, Gauche démocratique et sociale (GDS), Parti communiste des ouvriers de France (PCOF), Pour une écologie populaire et sociale (PEPS) , François Ruffin, député LFI.

 

Né à Oran (Algérie) en 1960, Philippe Corcuff est essayiste et docteur en sociologie (EHESS). Il est maître de conférences en sciences politiques à l'Institut d'études politiques de Lyon (HDR), membre du laboratoire de recherche CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, Université de Paris Descartes/CNRS). Egalement éditeur, co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes. Philippe Corcuff est un contributeur du PRé.

Auteur de plusieurs ouvrages dont :

·        La Société de verre. Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, collection "Individu et société", 2002)

·        Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de combat (éditions Textuel, collection "La Discorde", 2003)

·        Philosophie politique (Nathan - collection "128", 2005)

·        La Question individualiste. Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Éditions Le Bord de l’Eau, collection "Jaune & Noir. Politique", 2003)
 La voix et la vertu, Variétés du perfectionnisme moral, sous la direction de Sandra Laugier (PUF, Collection : Éthique et philosophie morale, 2010)

·          Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs (La Découverte, collection "Bibliothèque du MAUSS", 2012)

·        La gauche est-elle en état de mort cérébrale? (Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", 2012)

·        Polars, philosophie et critique sociale (avec Charb, dessins) (éditions Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", 2013)

·       Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (avec Jérôme Alexandre, Haoues    Seniguer et Isabelle Sorente) (Le Bord de l'eau, 2018)

 

Notes :

 

(1) Karl Marx, Manuscrits de 1844, dans Œuvres II, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p.83.

(2) Ibid.

(3) Ibid., p. 77.

(4) Jean Jaurès, « Socialisme et liberté » (1e éd. : 1898), dans Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 346.

(5) Ibid., pp. 332-334.

(6) Émile Pouget, L’action directe (1e éd. : 1910), Marseille, Le Flibustier, 2009, pp. 21, 26 et 22 ; sur internet : https://cras31.info/IMG/pdf/pouget_action_directe.pdf ; cette édition avance 1904 pour la date originelle de publication de la brochure, mais « le Maitron », ou Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, qui indique 1910 (http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155495) constitue une source plus fiable.

(7) Robert Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, en collaboration avec Claudine Haroche, Paris, Fayard, 2001 (réédition en format poche, Hachette, collection « Pluriel », 2005).

(8) Sur la notion d’individualisme solidaire, voir Philippe Corcuff, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Editions du Monde libertaire, 2015.

 

N.B : cet article est également paru le 4-12-2019, sous le titre de « Retraites: Président des riches, pas Président des individus ! » sur le blog Quand l'hippopotame s'emmêle... | Le Club de Mediapart

blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog

 

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