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ELLE ET LUI, par Jean Cassou / Timothy Adès


LE POST POETIQUE DOMINICAL DE TIMOTHY ADES

Timothy Adès nous propose de revenir à Jean Cassou (né à Deusto, près de Bilbao en 1897, décédé à Paris en 1986) avec ce poème d’amour, Elle et lui (« Traduit de Hugo von Hofmannsthal »), écrit dans la prison militaire de Toulouse.


   Jean CASSOU, Résistant mis au cachot par les Nazis, compose mentalement pendant l’hiver de 1941-42, n’ayant rien pour écrire, ses 33 sonnets composés au secret qui seront parmi le meilleur de son oeuvre poétique. Ces poèmes lui permettent de tromper son désepoir avec les auteurs qui l'accompagnent depuis toujours (Les Verlaine, Nerval, Rilke, Baudelaire et Machado, etc. qu'il a souvent chroniqués) et seront ses compagnons de malheur. Ce Sonnets témoignent de sa foi dans le pouvoir de l'homme et de sa création. Gravés dans sa mémoire, ils seront publiés en février 1944 dans les Cahiers de la Libération, puis aux Éditions de Minuit, de façon clandestine, sous le pseudonyme de Jean Noir.

 

En voici un (sonnet 9), remarquable pour être traduit de l’allemand.

 

Que Cassou prenne la parole : « Toute lecture était interdite aux prisonniers. Un jour, pourtant, un fragment d’un numéro de la Pariser Zeitung me tomba sous la main. Mon compagnon de cellule et moi nous dévorâmes la feuille infâme : c’était tout de même quelque chose à lire. J’eus la joie d’y retrouver un sonnet de Hofmannsthal : Die Beiden, célèbre pièce d’anthologie qui m’avait toujours charmé et que, au cours d’une nuit d’insomnie, je m’efforçai d’adapter à notre langue. »

 

De la préface de François La Colère, pseudonyme d'Aragon : « On rêvera longtemps sur cette aventure de l'esprit dans le cœur de la plus terrible des guerres : sur cet instant où se retrouvent... mettons Jean Noir et Hofmannsthal dans la prison, et deux poètes fraternisent, de tout le poids de condamnation qu'est cette entente au-delà des liens, pour les géôliers, et cette Allemagne-là à laquelle ils obéissent. On rêvera longtemps sur cette aventure, grosse de tout l'avenir, où le rôle français est tenu avec ce double prestige de mesure et de démesure, qui fait entrer dans un sonnet tant de choses que ma phrase en éclate, se perd, ivre de l'orgueil national où se confondent le courage, l'inégalable dans le chant et la décision, et cette hauteur de l'esprit qui donnent des traits semblables à nos héros et à nos poètes. J'imagine que l'orgueil tout court emplissait cette nuit-là celui qui, prisonnier pour avoir lutté contre l’Allemand, traduisait merveilleusement Hofmannsthal dans sa prison. J'imagine ses sentiments, et j'en sais par là bien plus que par un récit fidèle du caractère indomptable des Français prisonniers. J'en apprends ainsi ce que personne, ni notre poète, n'oserait raconter. Je comprends, au-delà de sa pudeur, de la réserve que garderont toujours ceux qui ont touché le fond de l'horreur, je comprends par là même le mécanisme qui jouera tant de fois dans ces années inexpiables, et fera le monde muet devant nos martyrs, devant cette moisson héroïque, cette incroyable profusion de vies et de morts admirables, qui donnent à la France d’aujourd’hui cent fois, mille fois ce qui a suffi à faire la grandeur romaine. Je comprends par cette anecdote du sonnet traduit la grandeur de nos héros, leur simplicité, et jusqu’à leur silence. On rêvera longtemps sur cette aventure de l'esprit. »

 

Plus tard, Cassou créera le Musée National d’Art Moderne.

 

          Elle et lui – traduction par Jean Cassou

 

 

 

Une coupe au bord de la bouche,
elle allait d’un si ferme pas
et la main si sûre que pas
une goutte ne se versa.

 

Il montait un cheval farouche.
Si sûre et ferme était sa main
que, frémissant au coup de frein,
le cheval s’arrêta soudain.

 

Et pourtant, quand la main légère
à l’autre main gantée de fer
cette simple coupe tendit,

 

ils tremblaient si fort, elle et lui,
que les mains ne se rencontrèrent,
et le vin noir se répandit.

 

 

Texte d’origine par Hugo von Hofmannsthal :

https://genius.com/Hugo-von-hofmannsthal-die-beiden-1986-lyrics

Chanson par *Manuel Rosenthal* pour soprane et orchestre : https://www.youtube.com/watch?v=jU4Y20uD2NQ&t=5s

 

          He and She – translation by Timothy Adès

          (original texts by Cassou and Hofmannsthal)

 

 

Curved her lip, and curved the cup
carried safely in her hand;
sure and easy was her tread,
not a single drop was shed.

 

Sure and steady was his hand,
and his horse high-spirited;
he with mastery pulled up,
made the startled creature stand.

 

Did the strong hand grasp the cup
that the fair one offered up?
It was not done easily.

 

How they trembled, he and she!
Hand by hand was never found,
and the dark wine stained the ground.

 



1- Couverture du livre Paysages de l'âme, écrits en prose d'Hugo von Hofmannsthal ( 1874-1929 ), Editions La Coopérative, 2018. Ecrivain, poète et auteur dramatique autrichien, Hofmannsthal est considéré comme un grand auteur classique; il est surtout connu en France pour avoir écrit les livrets d'opéras de Strauss ( Le Chevalier à la Rose et Ariane à Naxos notamment).

2- Couverture des 33 Sonnets composés au secret sous le pseudonyme de Jean Noir, première édition publique, 1 des 35 exemplaires (Paris, Editions de Minuit, MCMXLIV [20 novembre 1944]).

3- Photographie de Jean Cassou ( Nouveau dictionnaire national des contemporains, op. cit. — Georgel P., Jean Cassou, op. cit. — Filmographie : « Jean Cassou », réalisé par I. Romero, entretiens par Nicole Racine, 1980, Archives de l’Institut national de l’Audiovisuel (INA). Diffusé sur TF1 le 15 juillet 1982 (« Mémoire Jean Cassou »).

4- Photographie de Jean Cassou par Stevan Kragujevic, Belgrade 1963.


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les Chantefables de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Ades est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : "Alfonso Reyes, Miracle of Mexico" (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant "(Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, his poems with my versions.

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