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A PROPOS DE "LES FURTIFS" d’ALAIN DAMASIO, par Olivier Ryckewaert

 

Auteur de SF, Alain Damasio est de retour quinze ans après La Horde de contrevent pour une nouvelle allégorie dystopique de haute volée, ouvertement politique. Dans Les Furtifs, il imagine un futur très proche où des êtres mystérieux dotés d’un étrange pouvoir vivent en marge d’une société désormais verrouillée, obsédée par le contrôle et privatisée par les grandes marques.

 

Si vous cherchez un bon bouquin de SF pour vous vider la tête avant le grand saut dans la rentrée, ne lisez pas les furtifs d’Alain Damasio.  La lecture de son roman d’anticipation – que j’espérais récréative – est en fait venue m’interpeller sur le service public et le design dans l’action publique. Il y a de quoi : le futur de l’action publique qu’il décrit à travers l’exploration d’un avenir particulièrement plausible n’est pas très rose.

 

 

L’intrigue en tant que telle porte sur une « espèce » en perpétuel mouvement et perpétuelle transformation, qu’on ne peut voir à l’oeil nu (ils sont « furtifs », donc) sauf à s’entrainer très fort, ce qu’a fait le héros du roman. L’histoire racontée laisse la place à un imaginaire passionnant et fait de ce livre un très bon roman.

Mais c’est le monde dans lequel l’intrigue se déroule (la France de 2040) qui est saisissant pour un tenant de l’action publique : ainsi, les villes y ont été rachetées par des grandes compagnies (Paris-LVMH, NestLyon, Orange, où se déroule l’essentiel du livre, rachetée par l’opérateur du même nom, etc.). Et elles font dans les villes ce qu’elles savent faire, elles proposent des …. prestations à des clients.

 

UN FORFAIT CITOYEN POUR PROFITER DES INFRASTRUCTURES URBAINES !

 

On habite ainsi Orange en catégorie Standard, Premium ou Privilège, et on n’a pas les mêmes droits d’accès aux parcs, rues, transports, etc.

Des capteurs, présents partout, permettent d’organiser une expérience utilisateur la plus douce aux citoyens catégorie privilège et de surveiller les standards et les premiums. Chaque habitant porte un anneau qui lui ouvre les droits qui correspondent à sa catégorie tout en le géolocalisant, en enregistrant ses métriques de santé, etc. Le partenariat entre l’Etat et les grandes compagnies permet une bonne répartition des tâches : au premier le contrôle, aux secondes les données bankables…

 

 

 

La référence à l’anneau de Sauron est faite par l’auteur dans le livre, mais on n’est déjà plus dans la SF : un anneau connecté a été  mis en oeuvre par une start-up française.
Et les gens s’habituent pour la plupart à ce système. La personnalisation à tout crin de l’expérience de vie au quotidien se substitue à la citoyenneté et on finit par s’y fondre et s’y complaire.

 

C’est glaçant. Notamment parce qu’il ne fait que prolonger les tendances de fond qui sont enclenchées pour aboutir sur un futur dystopique :

  • la raréfaction de l’argent public qui rend de plus en plus compliquée l’universalité du service public,
  • l’expérience utilisateur utilisée pour manipuler les gens,
  • et le morcellement en cours de la société que nous décrit (avec brio) Jérôme Fourquet dans « L’archipel français » (une autre lecture de mes vacances).

Le point de rencontre à terme entre ces trois tendances est un monde comme celui que nous décrit Damasio, où les collectivités, faute de ressources et faisant face à des demandes toujours plus lourdes, se déclarent un jour en faillite, prêtes à se faire littéralement racheter par des entreprises.

 

LA BAISSE DE LA DEPENSE PUBLIQUE, UNE FIN EN SOI ? ET JUSTEMENT, A QUELLES FINS ?

 

De ce que je peux voir des acteurs publics sur le terrain (j’aurai bien écrit « dans les territoires », mais la Gazette des Communes recommande d’éviter à raison), je n’ai pas l’impression qu’on jette l’argent public par les fenêtres en général, et même en particulier. Les services de l’Etat en Région se sont souvent résolus, faute de moyens, à utiliser leur expertise pour contrôler là où ils faisaient jusqu’ici également du conseil, les hôpitaux sont exsangues, les mairies cherchent à faire au mieux, les Départements font face à des dépenses sociales en hausse et les Régions – enfin celles qui ne sont pas absorbées par les fusions de la loi NOTRe – ont peu de marges de manœuvre. Tout le monde a compris qu’on peut faire frugal, ingénieux, agile, intelligent, mais c’est possible surtout si on a l’occasion une fois de temps en temps de sortir la tête de l’eau, ou plus précisément du tableau Excel d’un budget qu’il faut sans cesse rogner.

 

Dire dès à présent qu’il n’y aura pas de dépenses publiques supplémentaires pour faire face au défi climatique, c’est se priver de fait d’une capacité à trouver des solutions.

 

Et même, si on prend le temps de sortir du flux d’informations et de réfléchir un instant, vient une question simple : Est-ce que la baisse des prélèvements obligatoires est le seul horizon ? En existe-t-il d’autres ? L’enjeu écologique, en cette fin d’été de canicule, ne demande-t-il pas au contraire qu’on explore d’autres voies également ? Peut-on imaginer en débattre tout simplement aujourd’hui ? En tout cas je ne peux me résoudre à la faillite des territoires que nous décrit Damasio.

 

L’ETHIQUE ET L’EXPERIENCE UTILISATEUR

 

Autre élément saillant du roman, les dangers d’une mauvaise utilisation de l’expérience utilisateur sont pointés du doigt depuis quelques années maintenant.
Surtout que le mouvement peut s’emballer avec les objets connectés. Là où nous sommes aujourd’hui traqués sur le web et à travers nos smartphones, demain, c’est votre frigo, votre balance, les bancs dans les rues, les abribus, que sais-je encore qui pourront collecter des données en continu et vous proposer des expériences fluides.

 

 

 
L’association des designers éthiques, qui interroge la profession sur sa responsabilité en la matière, est le fruit d’une réflexion sur la question. J’avais planché devant eux voici deux ans pour pointer les dangers de la recherche de la fluidité à tout crin.
La fin des « irritants » n’est pas un objectif en soi pour le designer de l’action publique. J’en parlais dans un article sur ce blog.

Par exemple la mixité sociale est créatrice d’irritants, dans un monde où les classes sociales se croisent de moins en moins (et cherchent à ne plus croiser les autres, je vous recommande à ce propos le passage sur la sécession des élites du livre de Fourquet), mais elle est indispensable à la cohésion de la société.

 

C’est pour cela que les designers qui se frottent à l’action publique doivent avoir une éthique professionnelle forte (Dieter Rams et son good design, bien entendu) mais aussi un minimum de culture publique. Pas des opinions, une culture (les fondements, les valeurs, continuité, adaptabilité, égalité, etc.). Pour pouvoir travailler en conscience.

 

Jacky Foucher, un designer avec qui j’aime travailler depuis presque une dizaine d’années, ne cesse de me traiter de bisounours de l’expérience utilisateur et de m’interpeller sur Twitter sur la question, je dois concéder que la vision de Damasio lui donne raison : elle ne peut être l’alpha et l’omega du design, et notamment dans l’action publique. C’est un point sur lequel je m’efforcerai de revenir dans mes prochaines conférences ou séances de formation. Fluidifier l’expérience utilisateur est un moyen, mais la finalité c’est de faire société.

 

LE SERVICE PUBLIC POUR FAIRE SOCIETE

 

C’est ce dernier point qui est d’ailleurs le plus déprimant dans le monde dystopique de Damasio. On a l’impression qu’on doit faire le deuil de l’idée de faire société. Dans la ville des Privilèges, des Premiums et des Standards, les premiers sont les garants du système, les seconds se battent pour surnager au dessus des Standard et ces derniers subissent. Ils n’ont plus – de facto – d’espace de citoyenneté et de débat démocratique et la seule façon d’agir contre le système est l’activisme, la colère, l’action militante, très souvent violente, toujours à l’encontre de la règle.

Comme s’il n’était plus possible d’édicter une règle commune, acceptée de tous après avoir été construite ensemble.

 

Dans un article qui m’a fait découvrir ce livre sur le site Usbek &Rica, Antoine St. Epondyle notait que « le roman est une véritable déclaration d’amour aux militantismes de tous bords » (sous une photo de la ZAD de Notre Dame des Landes…) et dans un autre article sur ce même livre toujours sur le site Usbek&Rica, Mélanie Marcel nous explique que « c’est un livre qui rappelle les actions qu’on doit prendre, les communautés auxquelles on appartient« . Le futur serait donc à l’appartenance à une ou plusieurs communautés, et au militantisme.

 

J’espère bien que dans la construction d’un service public agile, solidaire, universel, nous pouvons encore trouver un chemin entre la privatisation et le lien à sa seule communauté. Parce que les gens qui ne se retrouvent pas dans l’une et n’ont pas leur place dans l’autre sont pléthores.

Olivier Ryckewaert est spécialiste de la gestion des collectivités, promoteur de la culture du design, praticien de l’innovation publique. Ancien directeur PRI Design’in Pays de Loire, ancien de la direction générale des services de la Région, ancien collaborateur du Pt Jacques Auxiette.

 

N.B : Cet article a également été publié sur le site d’Olivier Ryxkewaert le 26 août 2019 sous le titre Mes devoirs de vacances : « Les furtifs » d’Alain Damasio ...

www.amoor.fr/prospective

 

Les Furtifs, d'Alain Damasio (Ed. La Volte, 689 p, paru le 18 avril 2019).

Né en 1969 à Lyon, Alain Damasio est un auteur de science-fiction français. Après des études de commerce, il se met à l'écriture. Il écrit de nombreuses nouvelles, dans lesquelles il mêle science-fiction, fantasy et dystopie politique. En 1999, il publie son premier roman, La Zone du dehors, dans lequel il s’intéresse aux sociétés de contrôle sous le modèle démocratique.

 

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