La première série TV s’inscrivant dans les pas de la saga cinématographique « Alien » pourrait s’inviter dans le débat politique sur les « ultra-riches », en étant plus proche de Marx que des porte-paroles de la gauche dite radicale.

En 1979, la sortie d’Alien, le huitième passager, réalisé par Ridley Scott, marque un moment important du cinéma de science-fiction et constitue le premier opus d’une série de films qui ont nourri notre imagination critique, quand le surgissement de monstres inhumains amenait à nous interroger sur des monstruosités banalement humaines.
Il faut se méfier des fans et des critiques spécialisés, qui ont du mal à sortir des évidences de l’entre-soi et de la nostalgie du « Alien, c’était mieux avant ». Car ils ont beaucoup critiqué la série TV Alien : Earth et ses huit épisodes disponibles sur Disney+ depuis le 13 août. Or, ils sont souvent passés à côté de ce en quoi cette nouvelle œuvre culturelle de masse est susceptible de fertiliser notre imaginaire politique dans un contexte d’épaississement du brouillard idéologique.
On devait déjà à son créateur, Noah Hawley, la remarquable série TV Fargo (5 saisons, 2014-2023, FX), dans le sillage du film de 1996 des frères Cohen. La saison 3 de « Fargo » (2017) était d’ailleurs traversée par des motifs anticapitalistes. Ils sont travaillés dans de nouvelles directions dans Alien : Earth.
Lecornu, les « ultra-riches » et le capitalisme
Le débat politique bat son plein à l’approche de l’éventuel budget du futur-ex Premier ministre en suspension Sébastien Lecornu. Certes, tant le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes que la taxe Zucman contre l’optimisation fiscale des 0,1 % des foyers les plus riches seraient de bonnes choses du point de vue d’une justice fiscale minimale. Ce sont toutefois des mesures bien modérées, dans le sillage de la vieille social-démocratie, par rapport à l’ampleur des inégalités. Notons toutefois que même cette modération, qu’aurait approuvée un Jacques Delors ou un Michel Rocard, est rejetée par le « macronisme », pour qui la justice sociale semble bien être devenue une vieille lune. Selon l’étude de l’ONG Oxfam France, 1 % des plus riches possèdent près de la moitié des richesses mondiales. En France en 2021, selon l’Insee, les 10 % des ménages les plus dotés déclarent plus de 716 300 euros de patrimoine et les 10 % les moins dotés moins de 4 400 euros.
Une réduction significative des inégalités devrait être plus audacieuse en fixant, par exemple, un écart maximal entre les revenus comme entre les fortunes allant de 1 à 10. Une telle configuration, en laissant un espace large de différenciation entre les individualités sur le plan économique, refuserait cependant l’égalitarisme. Egalitarisme du même revenu pour tous que récusait d’ailleurs Marx dans ses « Manuscrits de 1844 » sous le nom du « communisme vulgaire », en tant qu’il cherchait à « tout ramener à un même niveau » dans la négation de « la personnalité de l’homme » en se basant sur « l’envie », une valeur capitaliste. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau, qui n’était pas non plus partisan de l’égalitarisme en admettant des différences raisonnables de richesse, notait qu’« il est manifestement contre la loi de nature […] qu’un poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire ». Et il ajoutait dans Du contrat social (1762) « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ».
Une mesure conséquente de réduction des écarts de richesse supposerait toutefois une rupture avec le cadre capitaliste, en ne pouvant pas être mise en œuvre uniquement dans un espace national. Dans cette perspective, cela appellerait la constitution d’une zone de coopération et de solidarité internationale alternative au capitalisme. Les gauches devraient ainsi sortir de leur enfermement mental et politique dans un espace national étriqué en réhabilitant l’internationalisme.
Et puis cela impliquerait également de ne pas réduire la compréhension du capitalisme à la focalisation sur les méchants « ultra-riches », comme tendent à le faire Jean-Luc Mélenchon ou François Ruffin. Dans cette veine, on trouve aussi la formule « les ultra-riches se gavent », reprise par exemple par la web TV de gauche radicale Le Media, ou « le festin des actionnaires », à la une du Monde diplomatique de ce mois de septembre.
Or, cette posture nous oriente davantage vers la politisation du ressentiment que vers la construction coopérative d’une politique d’émancipation. Et elle facilite les glissements vers les rhétoriques conspirationnistes axées sur les manipulations cachées par les méchants « ultra-riches ». Dans les deux cas, cela renforce des combustibles de l’extrême droitisation en cours plutôt que de lui opposer une alternative émancipatrice.
L’analyse marxienne du capitalisme comme machinerie impersonnelle mue par une logique sans fin d’accumulation du capital est fort éloignée de cette personnalisation de la domination capitaliste. Dans la préface à la première édition du livre I du Capital (1867), Marx écrit en parlant précisément du « capitaliste » et du « propriétaire foncier » :
« Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager. »
Et si Alien : Earth se situait dans cette veine marxienne, à l’écart des mélenchonades et autres ruffinades ?

« Alien : Earth » : l’humanité au-delà de l’humanité
L’action se situe en 2021, dans un monde dominé par cinq multinationales. Aux côtés des humains classiques, trois types d’humanoïdes existent : les Cyborgs (humains améliorés), les Synthétiques (entités artificielles) et les tout nouveaux Hybrides (Synthétiques dans lesquels une conscience humaine a été téléchargée). Bien après Blade Runner, le film de 1982 de Ridley Scott adapté d’un roman de Philip K. Dick, les frontières entre objets et humanités sont de nouveau interrogées. Les milliardaires n’y ont pas que des motivations pécuniaires, ce qui n’est pas pour autant rassurant pour l’avenir. L’ultra-riche Boy Kavalier, dit « le Prodige », lance au cours du deuxième épisode :
« Il ne s’agit pas d’argent. On pense toujours qu’il s’agit d’argent avec les milliardaires. Ou d’ego. Mais, au fond, vous savez ce que je voudrais vraiment ? Je voudrais parler avec quelqu’un de plus intelligent que moi. »
Mais c’est bien la dynamique illimitée d’accumulation qui est en jeu, dont les riches ne sont qu’un support passager : « Tout, c’est même pas la moitié de ce qu’ils veulent », avance ironiquement le Cyborg Morrow.
Justement, il n’y a pas de conducteur dans le train capitaliste, et dans Alien : Earth, les circonstances aléatoires de l’histoire aidant, il va dérailler, échappant au contrôle du « Prodige » comme de ses concurrents. Cependant, « rien n’est jamais fini », dit le Synthétique Kirsh. Les Hybrides vont se retourner contre leurs créateurs capitalistes et scientifiques en découvrant leur part d’humanité. « On ne vous appartient pas », ose à la fin de la première saison un enfant-Hybride. Dans le même temps, les aliens vont se disperser dans la nature et l’offensive militaire d’une multinationale concurrente est imminente. Entre possibilités d’émancipation et abîmes tragiques, l’aventure continue. Rendez-vous à la saison 2.
Remerciements au Nouvel Obs qui a également publié cet article dans le cadre d'une Carte blanche régulière donnée à Philippe Corcuff, sous le titre « Alien : Earth », la série qui pense la richesse plus finement que Ruffin et Mélenchon (rubrique "Rouvrir les imaginaires politiques") : https://www.nouvelobs.com/opinions/20251001.OBS108277/alien-earth-la-serie-qui-pense-la-richesse-plus-finement-que-ruffin-et-melenchon.html
Dernière contribution de Philippe Corcuff : "L'EMPRENEUR ET SON DOUBLE - Pragmatique du pouvoir et sociologie de l'emprise", de Francis Chateauraynaud, par Philippe Corcuff : https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2025/10/10/l-empreneur-et-son-double-pragmatique-du-pouvoir-et-sociologie-de-l-emprise-de-francis-chateauraynaud-par-philippe-corcuff-politiste/

Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).
Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.
Cet ancien chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004), co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).
Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.
Derniers livres parus :
- Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, avec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)
- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)
- La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)
- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)
Derniers articles, entre autres : D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.
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