Alors que la panthéonisation de Robert Badinter a lieu ce jour, et que le parquet de Nanterre et la mairie de Bagneux (Hauts-de-Seine), où se trouve sa sépulture, nous apprennent que sa tombe a été profanée ce même jeudi 9 octobre, Stéphanie Mesnier-Angeli livre un bel hommage à l'homme de l'abolition de la peine de mort en France le 9 octobre 1981, ce défenseur acharné des libertés qui a dû a fait face à de nombreuses insultes, ignominies et autres critiques violentes tout au long de sa vie, cette « incarnation de la gauche universaliste en voie d'extinction, un Français, un Européen, un juif : Robert Badinter ».

Aujourd'hui, un hommage solennel de la Nation sera rendu à Robert Badinter qui entre au Panthéon. Mais sur le sujet, je trouve ce matin, la presse d'une discrétion de musaraigne. J'ai eu beau me frotter les yeux et reprendre une tasse de thé bien fort, hormis Le Monde, Le Parisien et La Croix qui lui consacrent leur Une, pas grand-chose. Un peu Libé, une interview de Cazeneuve dans l'Opinion, et la demi-page du Figaro n'est pas un article, mais un encart publicitaire de France TV pour « suivre l'événement en direct ».
Ce matin, cette revue de presse ne sera donc pas une revue de presse. Plutôt une chronique un peu étrange, trop longue, entièrement dédiée à un homme, incarnation de la gauche universaliste en voie d'extinction, un Français, un Européen, un juif : Robert Badinter.
Badinter, c'est d'abord pour moi ce souvenir, ancré dans ma mémoire d'étudiante qui vient de quitter Tours, où vivent encore mes parents, pour suivre mes études à la Sorbonne. Un soir très doux du printemps 1990, dans le Grand amphithéâtre, Robert Badinter est venu parler de Condorcet. Il y a foule pour entendre l'ancien garde des Sceaux disserter sur ce dernier père de la Révolution, cet "intellectuel en politique" qui souhaitait que la justice devienne « vertu d'État ». Badinter parle comme il plaide, d'une voix grave et un peu sourde. Il nous emporte sur les ailes du destin tragique de Condorcet, génie magnifique, opposé à la peine de mort, combattant pour l'égalité des droits, persécuté par le délire sanguinaire d'un Robespierre qui « se ronge les ongles en se demandant ce qu'est une république »...
La conférence terminée, l'amphi se vide presque en silence, chacun perdu dans ses pensées, lorsque je repère une silhouette familière dans le Grand Hall, près de la statue d'Homère. Cet homme, grand, mince, élégant, c'est mon père, dont j'ignorais qu'il se trouverait là (le téléphone portable n'existe pas encore). Il a les yeux brillants de larmes, encore ému d'avoir entendu Badinter...
Aujourd'hui, la classe politique nous offre le spectacle navrant de la désunion, et l'on se demande si le sens de l'État et l'idée d'intérêt général n'ont pas déserté les partis et les palais nationaux. Mais aujourd'hui, Robert Badinter entre au Panthéon. Un esprit des Lumières qui cherchait à voir le meilleur de l'homme, même dans le pire.
Badinter est né le 30 mars 1928, à Paris dans une famille juive d'Europe orientale. Son père, commerçant en textile, comme sa mère, ont choisi la France, en laquelle ils placent leurs espoirs d'un avenir meilleur. Chez les Badinter, on vénère la République, on loue l'école gratuite et on ne parle que français. Pourtant, cette France ne sent déjà plus très bon. Vers 1936-1937, garçonnet, en culottes courtes, Badinter lit toujours les mêmes mots sur les murs quand il se rend à l'école : « Mort aux Juifs, mort à Blum ». Et quand la guerre arrive, les Badinter prennent la route de l'exil. Le père, Simon, est déporté en 1943 et sera assassiné dans le camps de Sobibor, en Pologne. Le Parisien rapporte cette anecdote : « En 1986, alors que la justice instruit le futur procès de Klaus Barbie, un magistrat lui transmet la photocopie d'un document assortie d'une note : "Je pense que ceci vous concerne". Entre ses mains, l'acte, signé de Barbie, ordonnant la déportation de 14 personnes nommément citées. Parmi elle, Simon Badinter.»
Robert et sa mère trouvent refuge à Cognin, un village de Savoie, et survivent grâce à la solidarité de Français qui ne posent pas de questions. « Si j'ai voué à la France une gratitude sans bornes, dira-t-il, c'est parce que ce sont des Français simples et silencieux qui ont sauvé ma vie ».
Cette dette invisible guidera ses combats. Pour Badinter, la justice n'est juste que si elle défend les plus faibles. Il veut être avocat, mais en 1945, survivant de la Shoah, il débute dans la vie sans appui, sans argent, et pour aider sa mère, il se fait apprenti fourreur ou prof remplaçant à l’École coloniale. C'est un étudiant en droit fauché, mais doué. Il poursuit ses études à Columbia, aux États-Unis et en rentre avec une obsession : donner à la loi sa part d'humanité.
En 1951, à 23 ans, il entre au Barreau de Paris. Il livre ses combats dans les prétoires et plaide "pour la vie". Lors de la guerre d'Algérie, il défend le comité Audin, ce qui lui vaut (déjà), la haine de l'extrême droite, de Le Pen et de l'OAS qui hurlent sous ses fenêtres ou le menacent dans les couloirs du Palais de justice. En 1972, dans l'affaire de Bruay-en-Artois, il défend Pierre Leroy, notaire accusé du meurtre d'une adolescente. C'est un déchaînement de haine. Pour la presse maoïste, de Serge July à André Glucksmann, le notaire est coupable car « il n'y a qu'un bourgeois pour faire ça ». Badinter dénonce « une justice de classe », plaidant la présomption d'innocence et obtenant un non-lieu. La même année, dans l'affaire Buffet-Bontems, il défend Bontems, qu'il ne parvient à sauver de la guillotine. Il assistera à l'exécution, ce qui le marquera à jamais. « J'ai compris que c'était l'État, en mon nom, qui tuait ». En 1977, les jurés l'entendent, et il sauve la tête de Patrick Henri, un tueur d'enfant : «Aucun homme, quelque que soit sa faute, ne doit être privé de ce bien suprême, la vie ». Il en récoltera la haine éternelle de l'extrême droite. Mais pour Badinter, la justice n'est pas la vengeance de la société, mais elle montre le niveau de civilisation d'une société.
Badinter n'était pas mitterrandien, mais mendésiste. Il ne veut pas manquer l'occasion de faire avancer sa cause et, en 1981, devient ministre de la Justice du gouvernement de Pierre Mauroy. Il entre dans l'histoire le 9 octobre 1981 quand, plaidant au nom de la République, l'Assemblée vote l'abolition de la peine de mort : « Le vœu de Victor Hugo, l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort, était réalisé. La victoire était complète". Dans le cercueil vide qui entrera tout-à-l 'heure au panthéon, se trouve un exemplaire de Choses vues, l'un de ses livres de chevet.
Dans Vivre, ouvrage posthume paru le 1er octobre (Flammarion), Badinter raconte que Mitterrand, un jour, lui propose une circonscription, facilement gagnable. Mais il décline : « J'ai cru percevoir autour de moi qu'il est difficile d'aimer sa femme et la politique. Or, je préfère Elisabeth ». Laurent Fabius bénéficiera du cadeau.
La Guillotine mise au rencart de l'Histoire, reste d'autres combats. En 1982, Badinter fait abroger l'article l'article 332-1 du Code pénal, institué par le régime de Vichy, qui réprime les relations homosexuelles. « Il est grand temps que la France reconnaisse ce qu'elle doit aux homosexuels », dit-il, s'attirant, encore, les foudres du FN. Badinter abolit les tribunaux d'exception (à commencer par la Cour de sûreté de l'État), se bat pour la liberté d'expression, affirme la primauté des droits des victimes (indemnisation obligatoire dans les accidents de la route), les conditions d'incarcération, instaure les peines d'intérêt général, permet de filmer les procès historiques, lutte contre l'antisémitisme, etc. Son ultime combat fut de faire juger Poutine pour crimes de guerre et crimes contre l'Humanité. Son dernier livre s'intitule Vladimir Poutine - L'Accusation (Fayard).
Parmi les nombreux livres consacrés à Badinter qui paraissent ces jours-ci, il y a Sur l'épreuve de l'antisémitisme (Cherche Midi), recueil de textes consacrés à cette maladie incurable. Historien passionné, il évoque l'exclusion des avocats juifs du Barreau parisien durant l'Occupation, dont l'Alsacien Pierre Masse, par ailleurs sénateur (Mort d'un Israélite français). Arrêté parce que juif, lorsque les gendarmes français l'enchaînent à son frère pour le déporter, « son caractère si ferme cède et il s'écrie, les larmes aux yeux : Mon frère est colonel d'artillerie, nous avons un frère tué en 14-18, et maintenant, nous sommes enchaînés par des Français ! »... Pierre Masse fut assassiné à Auschwitz. Tel fut le destin de tant d'autres Français juifs, trahis par la République après lui avoir tout donné.
Le jour de la mort du maréchal Pétain, Pompidou est allé voir de Gaulle et lui a dit : « Mon général, Pétain est mort, c'est une page qui se tourne ». Et le général de répondre : « Détrompez-vous, Pompidou, cette page ne se tournera jamais ».
Le retour en flamme de la haine des juifs après les massacres du Hamas, l'antisémitisme porté par une partie de la gauche a couvert d'effroi les dernières années de Badinter dont la famille refuse la présence du RN comme de LFI lors de l'hommage national.
La défense du Hamas comme l'apologie de Robespierre ont fait des Insoumis, à ses yeux, l'autre version du pire.
En juin 2024, les enseignants du collège de Saint-Étienne-de-Cuines refusèrent d'abord de prendre le nom de Robert-Badinter : « Les élèves ne le connaissent pas. Il n'évoque que le nom de leur supermarché préféré ». Il fallut un tollé et l'intervention du président du conseil d'administration pour que le collège prenne le nom de cet « illustre inconnu »... Quelle pitié que cette ignorance qui progresse à grands pas ! Quelle pitié que cette gauche qui tourne le dos aux valeurs d'universalisme et de laïcité ! Quelle pitié que de voir, dans ce pays, les lumières s'éteindre...
Soave sia il vento, le trio de Così fan tutte. L'un des airs favoris de Robert Badinter.

Stéphanie Mesnier-Angeli est journaliste, écrivain et romancière.
Auteur entre autres de Barnabé - Le Roman d'un chat (Librinova, 2021), Tueuses mais pas trop (Fayard, 2015).
Egalement co-auteur de livres politiques (avec Claude Angeli): Les Micros du Canard (Les Arènes, 2014), En basse campagne (Grasset, 2002), Chirac, père et fille (Grasset, 2000), Fort Chirac (Grasset, 1999), Sale Temps pour la République (Grasset, 1997), Le Nid de serpents: bataille pour l'Elysée 1993-1995 (Grasset, 1995), Notre allié Saddam (Orban, 1992).
Stéphanie Mesnier-Angeli est une contributrice du PRé et livre aimablement cette Revue de presse depuis septembre 2024.
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