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LAISSEZ BRONZER LES GAUCHES ? Par Philippe Corcuff, politiste, engagé dans une gauche d'émancipation

Les gauches sont-elles capables de penser contre elles-mêmes pour avancer ? Sont-elles encore capables de se repenser et de repenser ce qu’on appelait autrefois  à gauche « la question stratégique », celle du comment, des moyens, après les échecs et les impasses du XXe siècle et face aux tumultes, aux incertitudes du XXIe siècle?  Face aux postures identitaristes, ultraconservatistes et confusionnistes — qui sont en train de pousser nos sociétés vers des formes autoritaires, voire plus, Philippe Corcuff invite sans relâche à refaire la gauche et son imaginaire, radicalement. En se prémunissant en France des Tontons flingueurs de la gauche*, également de "l'égocentrisme intellectuel comme des narcissismes collectifs des gauches".

Il choisit ici de faire appel à l'écrivain Jean-Patrick Manchette (1942-1995), figure du roman noir français pour lequel « Le polar est la grande littérature morale de notre temps ». Philippe Corcuff nous propose de lire ou de relire son oeuvre foisonnante, pas seulement pour y dénicher l'émotion avec laquelle il écrivait, généralement cachée derrière un remarquable travail du style, mais aussi pour y dégoter un outil de réflexion pour notre temps, y compris au plan politique. L'auteur de Laissez bronzer les cadavres (1971), son premier roman, et de l'emblématique La position du tireur couché (1982), également  scénariste et dialoguiste de cinéma, traducteur, s'adosse au monde qui l'entoure, mais "s'oppose constamment, remet en question, bouscule la série noire et le roman noir", ainsi que le relève Nicolas Le Flahec à propos d'un récent ouvrage qu'il lui consacre (« Jean-Patrick Manchette : écrire contre »), cité par Philippe Corcuff...

 

Les Tontons flingueurs de la gauche, lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray », par Philippe Corcuff et Philippe Marlière (Édition: Textuel, collection “Petite Encyclopédie critique”, 3 avril 2024).

Les auteurs y dénoncent l’idée de « l’homme providentiel » à gauche et appellent à une réinvention d’une gauche d’émancipation, pluraliste et critique des tentations confusionnistes.


     

     Figure du « néopolar » français, Jean-Patrick Manchette nous livre, par ses fulgurances comme par ses faiblesses, des pistes pour penser le moment politique.

 

L’appellation « roman noir » désigne un pan de la littérature policière américaine nommé initialement « hard-boiled fiction » (de « dur à cuire »). C’est la création en France en 1945 de la célèbre collection « Série noire » par Marcel Duhamel aux éditions Gallimard qui donnera son nom à un style de romans émergeant aux Etats-Unis à partir des années 1920. « Noir » en français concernait les zones sombres de l’existence, éloigné des rapports raciaux portés par le « black » américain. A partir des années 1980, la critique américaine parlera de « noir fiction », en gardant l’adjectif français. La part tragique de la condition sociohistorique de l’humanité qu’explore ce genre « noir » n’a-t-elle pas à être réévaluée par la gauche après ses déboires au XXe siècle ?

En rééquilibrant son nécessaire optimisme par une dose de pessimisme qui alimente une mélancolie ouverte sur l’avenir.

On a d’ailleurs pu montrer que cet espace littéraire avait des affinités avec une critique sociale et politique de gauche (voir mon livre « Polars, philosophie et critique sociale », Textuel, 2013). Critique, scénariste et écrivain issu du gauchisme, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) a largement incarné le « néopolar » très directement politique des années 1970 en France, avec « l’Affaire N’Gustro » (1971), « Ô dingos, Ô châteaux ! » (1972), « Nada » (1972), « Morgue pleine » (1973), « Que d’os ! » (1976), « le Petit Bleu de la côte ouest » (1976)… Celui qui, au cours de sa vie, s’est dit « marxien comme un fou », puis « anarcho-marxiste », a fait des romans publiés dans la « Série noire » une expression des « fêlures que l’on découvre dans la réalité ». Un livre récent de plus de 700 pages de Nicolas Le Flahec, tiré d’une thèse universitaire, lui redonne une actualité : « Jean-Patrick Manchette : écrire contre » (Gallimard, 2025).

L’ouvrage de Le Flahec fourmille d’informations et d’angles originaux. Il est fructueux de lui adjoindre un recueil d’interviews de Manchette dont Le Flahec a établi l’édition : « Derrière les lignes ennemies. Entretiens (1973-1993) » (La Table ronde, 2023).

 

« Jean-Patrick Manchette : écrire contre », par Nicolas Le Flahec, Gallimard, 736 p., 30 euros
« Jean-Patrick Manchette : écrire contre », par Nicolas Le Flahec, Gallimard, 736 p., 30 euros

 

Réassocier action et émotion

 

Manchette lui-même et nombre de ses commentateurs ont souvent insisté sur le caractère « behavioriste », « comportementaliste », de son écriture, dans un style sec, à l’os, privilégiant l’action par rapport à l’intériorité des personnages. A travers des analyses subtiles, Le Flahec souligne les écarts du polardeux avec le « cadre étroit du behaviorisme ». Par exemple, il note que « c’est bien en planquant l’émotion que Manchette la représente le mieux ». Ou encore : « Tout en prenant ses distances avec le lyrisme romantique, Manchette construit ainsi de singuliers paysages états d’âme. » L’action et l’émotion : n’est-ce pas un défi intellectuel aujourd’hui pour une gauche en miettes de les réassocier, mais à l’écart des illusions mythologiques qui ont pavé ses échecs et ses impasses historiques ?

« Il faut toujours aller contre soi pour avancer », explique Manchette en 1980, bousculant l’égocentrisme intellectuel comme les narcissismes collectifs des gauches. Cela lui fera dire, par exemple, en 1983 : « Je pense que le néopolar est une impasse. » Ce qui le conduit à refuser les manichéismes concurrents, en puisant dans sa lecture du « Labyrinthe espagnol » de Gerald Brenan, quand le combat contre le fascisme franquiste ne signifiait pas un accord avec les crimes staliniens. Les ennemis de mes ennemis ne sont pas nécessairement mes amis… Aujourd’hui, certains à gauche ne sont-ils pas tentés de choisir les criminels du Hamas contre les criminels du gouvernement Netanyahou, et vice-versa ?

Au-delà de ses nombreuses qualités, l’ouvrage de Le Flahec porte les risques d’une panthéonisation, si courante et paradoxale chez les admirateurs des hérétiques. Il apparaît alors peu sensible aux failles de son héros littéraire, systématiquement défendu face à ses critiques. Cela prend appui sur une unification des écrits et de la vie de Manchette dans une cohérence bancale. Même « la dissonance » est intégrée dans « l’unité ». C’est un tel présupposé de cohérence de « l’œuvre » et de « l’auteur » que Michel Foucault a critiqué comme « synthèse toute faite » et « continuité irréfléchie » dans « l’Archéologie du savoir » (Gallimard, 1969).

 

« Manchette. Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993 », édité par Nicolas Le Flahec, La Table ronde, 304 p., 24 euros.
« Manchette. Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993 », édité par Nicolas Le Flahec, La Table ronde, 304 p., 24 euros.

Il faut dire que Le Flahec célèbre la promotion de « la totalité » que Manchette tire de ses références hégéliennes et marxistes. Or, Foucault, encore lui, a bien saisi dans son texte de 1971 sur « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » combien ce type de « point de vue supra-historique » poussait à « recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin réduite du temps », en aplatissant l’hétérogénéité des logiques sociales, la singularité des événements et les aléas. Dans sa vision du roman noir, de la politique et du rapport entre le roman noir et la politique, Manchette tendait à demeurer emprisonné dans une grille d’interprétation totalisatrice autour du capitalisme, de la contre-révolution et de la révolution, bien éloignée des grilles critiques actuelles : pluralistes et intersectionnelles.

Cela a contribué à accentuer son pessimisme grandissant au cours des années 1980. En 1991, il dit : « Je ne crois plus à ce qui m’avait amené à écrire ces romans policiers, j’avais au départ des espérances. » Le dernier polar publié de son vivant date de 1981 : « la Position du tireur couché ». Il connaîtra ensuite des dérèglements personnels : une période d’agoraphobie et des séjours en hôpital psychiatrique. Le dernier entretien de « Derrière les lignes ennemies » est réalisé par Yannick Bourg en 1991 dans le pavillon du service psychiatrique de l’hôpital Saint-Antoine et publié en 1993.

Cela entraîne Manchette sur les pentes paranoïaques du conspirationnisme, comme Guy Debord à la fin de sa vie. Dans ses derniers projets inachevés, il est beaucoup question de « manœuvres secrètes », de « gestion occulte du monde » et de « covert actions ».

Les gauches politiques ont aussi connu des déraillements complotistes de la critique. Dérives particulièrement périlleuses à un moment où les théories du complot nourrissent le cœur rhétorique de l’extrême droitisation du monde.

 

Relire Ross Macdonald

 

Revenir sur le cas Manchette constitue aussi une invitation à redécouvrir le roman noir américain. On peut commencer par « la Belle endormie » (« Sleeping Beauty », 1973) de Ross Macdonald (pseudonyme de Kenneth Millar, 1915-1983), glané dans un vide-grenier. Il s’agit de la série consacrée au détective privé Lew Archer.

La critique sociale des rapports de classe est présente : « On sentait la présence de l’argent dans la maison, mais d’argent qui n’avait pas encore appris à s’humaniser. » Les ressentiments sociaux sont importants aussi, notamment du côté des couches moyennes en ascension mais frustrées de reconnaissance et de gains. Toutefois, même les riches ont des fêlures : « Sous ses propos conventionnels, je devinais un curieux manque d’assurance, inattendu. » Cependant, la logique du Capital n’est pas le pouvoir de tel ou tel riche : « Lennox avait l’air d’un dauphin qui a trop longtemps attendu la couronne et est déjà las du pouvoir le jour où celui-ci tombe entre ses mains. Combien de temps allait-il l’exercer ? Pas de longues semaines, selon toute apparence. » Cela nous éloigne des narrations conspirationnistes. Ce que renforce la trame menant aux dénouements : conçue comme un croisement de logiques sociales structurelles (de classe, de genre, de génération…), de singularités individuelles et d’aléas événementiels. Il y a de l’intersectionnalité avant la lettre chez Macdonald.

 

Certes, avance Archer, « c’est cela qui importe, après tout : trouver une signification aux choses ». Mais le chemin vers le sens est cahoteux et incertain, des ambiguïtés et des obscurités demeurent dans le parcours et au final. Et il y a des significations ne relevant pas de la cohérence propre à l’étoile « totalité » qui semblait guider Manchette. Ross Macdonald, une lueur mélancolique pour la gauche ? Quatorze de ses romans ont pour l’instant été édités et réédités aux éditions Gallmeister

Précipitez-vous !

 

Remerciements au Nouvel Obs qui a publié cet article sous forme de "Carte blanche"  sous le titre " La gauche peut-elle se ressourcer dans le roman noir ? Le cas Manchette" (https://www.nouvelobs.com/idees/20250826.OBS107035/la-gauche-peut-elle-se-ressourcer-dans-le-roman-noir-le-cas-manchette.html).

 

 

Dernière contribution pour le PRé de Philippe Corcuff : "IMPENSES CONFUSIONNISTES FACE A L'ILLIBERALISME dans les gauches modérée et radicale"

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2025/06/25/impenses-confusionnistes-face-a-l-illiberalisme-dans-les-gauches-mod%C3%A9r%C3%A9e-et-radicale-par-philippe-corcuff-politiste-engag%C3%A9-dans-une-gauche-d-%C3%A9mancipation/


Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Cet ancien chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004), co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

 

Derniers livres parus :

Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfrayavec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)

- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 

Derniers articles :  D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.

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