
L'Ile des pingouins, d'Anatole France, illustration couverture de l'édition de 1948 (Collec Pourpre avec Jacques Calmann-Levy)*
Depuis 2022, nombreux sont les acteurs politiques, qui essaient d’installer l’idée d’un scénario « à la grecque » imminent pour la France. Certes la situation financière du pays est dégradée et il fait partie des trois pays européens les plus endettés - encore faut-il examiner de près la structure de cette dette pour ne pas se laisser aller à des jugements à l’emporte-pièce - il n’est manifestement pas le parangon de vertu budgétaire qu’il aimerait être, mais de là à apeurer les Français comme s’ingénie à le faire l’extrême droite, c'est une posture dont Stéphane Delpeyrat-Vincent, maire de Saint Médard en Jalles (Gironde), invite à se défier.
Il en appelle d’une certaine manière à renouer avec l’idée de « l’économie politique », comme s’est évertué de le faire un autre Bordelais, le regretté Edwin Le Héron, économiste, spécialiste de la monnaie, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux (disparu en mai dernier). Il nous fait partager ici son humeur tout en proposant quelques pistes, dont celle d’une refonte de la politique fiscale pour une politique plus performative et une meilleure justice fiscale.

Il revient à intervalles réguliers, comme un refrain désespérant, le spectre de la « faillite » de la France.
Le mot claque, dramatique, destiné à faire peur, à disqualifier toute ambition sociale, à délégitimer l’action publique.
Ce discours de la droite, qui évoque une République au bord de l’effondrement, n’a pas pour but d’alerter, mais de démanteler. Il ne vise pas à sauver notre pays, mais à justifier l’affaiblissement méthodique de ses services publics et de sa protection sociale. En réalité, la France n’est pas en faillite.
Elle est riche. Mais elle est prise dans un piège politique et fiscal qui privilégie les héritiers sur les travailleurs, les rentes sur l’effort, la peur sur la justice.
La France n’est pas un ménage
Commençons par rappeler une évidence : un État n’est pas un ménage. Il ne « fait pas faillite » comme une entreprise. Il ne rembourse pas sa dette en vendant sa maison ou en économisant sur ses courses. Un État souverain, qui emprunte dans sa propre monnaie, reste solvable tant qu’il inspire confiance et investit dans son avenir.
LE TIERS-ETAT PORTANT SUR SON DOS LE CLERGÉ ET LA NOBLESSE
La dette française est certes élevée, mais elle est détenue en grande partie par des investisseurs français et européens, elle est refinancée chaque année, et sa soutenabilité dépend de la trajectoire économique, non d’une caisse vide imaginaire.
L’objectif n’est pas le déficit zéro, mais la croissance juste. Or la droite utilise le mot « faillite » pour produire de la sidération et imposer, sous couvert de rigueur, des politiques régressives : coupes dans les services publics, recul de l’État social, fragilisation des plus vulnérables. On invoque la dette pour sabrer les soins, l’école, les retraites, mais jamais pour limiter les niches fiscales, la spéculation immobilière ou les dividendes des grandes fortunes.
Une richesse mal répartie, pas un pays pauvre
La vérité est ailleurs : la France est l’un des pays les plus riches du monde. Chaque année, les ménages français épargnent environ 300 milliards d’euros, l’encours sur les livrets réglementés s’élève à 1000 milliard d’euros dont 444 pour le seul livret A . Les héritages représentent un flux de 400 à 500 milliards d’euros annuels, bien plus que le budget de l’État. En 2025, plus de 9 000 milliards d’euros seront transmis entre générations, souvent concentrés dans les 10 % les plus aisés. On n’a jamais vu autant d’argent dormir sur les livrets réglementés, dans la pierre ou les placements financiers.
Ce n’est donc pas d’une pauvreté collective que souffre notre pays, mais d’une injustice structurelle. Pendant que l’État peine à financer la transition écologique, la rénovation des écoles, la relocalisation industrielle ou la psychiatrie, les grandes fortunes prospèrent en toute discrétion, allégées d’impôts, bénies par une fiscalité qui a basculé du travail vers la rente.
Une fiscalité à contresens
La politique fiscale française, depuis vingt ans, marche sur la tête. On taxe lourdement le travail (cotisations, impôts, TVA), mais on épargne les rentiers. L’impôt sur la fortune a été supprimé, la flat tax de 30 % sur les revenus du capital favorise les plus riches, et les droits de succession restent contournables pour les plus aisés. Pire encore, les niches fiscales massives bénéficient aux détenteurs de patrimoine sans contrepartie sociale ou environnementale.
En clair, on fait payer ceux qui produisent, pas ceux qui accumulent. On décourage l’investissement utile, mais on récompense l’héritage et la spéculation. Ce choix n’est pas neutre : il détruit l’ascenseur social, alimente le ressentiment, empêche l’État d’agir, et mine la démocratie.
La peur comme stratégie politique
La droite a un objectif : faire croire que la dépense publique est le problème, alors qu’elle est souvent la solution. Face aux défis du climat, de la santé, de l’éducation, du vieillissement, de la transition énergétique, nous avons besoin d’un État fort, planificateur, juste. Or on tente de le réduire à un guichet secoué par l’austérité, pendant que les grandes fortunes poursuivent leur envol.
La peur du « dépassement », du « trop d’impôts”, du « trop de solidarité », n’est qu’un rideau de fumée. L’État n’a jamais été ruiné : il a été affaibli politiquement. Et cette fragilisation sert un projet de société où le lien social s’efface derrière la concurrence, où l’égalité devient une nostalgie, et où la République se vide de son sens.
Il est temps d’inverser le cap.
Cela implique :
• Une réforme fiscale profonde, qui repose sur la progressivité, lutte contre les niches injustes, rétablit une taxation réelle des patrimoines et des successions les plus élevés.
• La mobilisation de l’épargne privée pour le bien commun : logement, transition énergétique, recherche, services publics.
• Un discours politique qui redonne sens à la solidarité : la dépense publique n’est pas une charge, c’est un investissement dans la cohésion, la sécurité, la santé de demain.
Ce n’est pas la France qui est en faillite. C’est une certaine vision cynique de l’économie, qui consiste à faire peur pour mieux diviser, affaiblir et privatiser. Il est encore temps de choisir une autre voie : celle du courage, de la justice fiscale, de la réinvention démocratique. Et de rappeler, comme le disait déjà Jaurès : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. »
* Dans L'Ile des pingouins, Anatole France met en scène des pingouins qui décident d’une organisation politique. Un débat sur la légitimité de l’impôt a lieu. L’impôt doit servir à subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien des religieux. Pour certains, il doit être payé en proportion de la richesse de chacun. Chacun contribuerait ainsi aux dépenses publiques à proportion de sa richesse. Pour d’autres, il ne faut pas demander beaucoup à ceux qui possèdent beaucoup car les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres car les pauvres vivent du bien des riches. Si on prenait beaucoup aux riches, « on ne retirerait pas beaucoup » car il y a peu de riches. Et ne pas donner le bien des riches aux pauvres, « c’est épargner les pauvres »...

Attaché principal territorial, Stéphane Delpeyrat-Vincent est un spécialiste praticien de la gestion des collectivités locales, directeur de cabinet du maire du Haillan.
Il est maire de Saint Médard en Jalles , vice président de Bordeaux Metropole, en charge de l'économie, emploi, enseignement supérieur.
C'est un citoyen engagé : il a consacré quelques 32 ans au Parti Socialiste, comme militant, secrétaire de section locale, premier fédéral (N°1 départemental), membre du Conseil national, du Bureau et du secrétariat national. Il a été maire de Saint-Aubin et président du groupe socialiste au conseil régional de Nouvelle-Aquitaine.
Il annonce son départ du PS en 2018 dans lequel il ne se reconnait plus, pour rejoindre le mouvement Génération.s et continue d'appeler la gauche à renouveler ses idées.
Ancien professeur associé à Sciences Po Bordeaux (2012-2017), passionné de photographie, Stéphane Delpeyrat-Vincent a publié deux livres aux Éditions L’Atelier des Brisants: Sicilien/nes (09-04-2018) et Trains de vies (03-02-2020).
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Dominique LEVEQUE (jeudi, 19 juin 2025 17:14)
La France n’est pas davantage dans la situation de ces deux Etats-providence que sont le Canada et la Suède qui, dans les années 90, en sont venus à réduire drastiquement leur périmètre après une attaque des marchés financiers. Stéphane Delpeyrat-Vincent en appelle à la rigueur dans l’analyse critique et à la raison : L’Etat français « n’est pas un ménage », « La France est riche ». Riche déjà de son patrimoine sans égal, de ses actifs, de ses entreprises, d’une géographie magnifique - et pas que dans le Sud-Ouest ! – du fait d’être la plus grande puissance touristique mondiale, etc. La France continue de trouver preneur sur les marchés financiers, ce qui semble indiquer que ses obligations restent attractives pour les investisseurs. Riche également de l’épargne des ménages français, comme le souligne Stéphane Delpeyrat-Vincent. Cela n’interdit pas d’admettre que le pays doit faire face à des coûts d'emprunt plus élevés, ce qui alourdit encore la charge de la dette, mais n’en fait pas pour autant une « épée de Damoclès » monstrueuse et inévitable. Cela se saurait depuis le temps ! Songeons aux années Chirac puis Sarkozy avec un niveau de dette on ne peut plus important, supérieur à ce qu’on nous annonce en 2027 (sic !) Cela n’interdit pas plus de revoir tous les mécanismes qui dysfonctionnent, ou sont à côté de la plaque.
L' enjeu du moment, selon Stéphane Delpeyrat-Vincent, est de ne pas prêter la main aux diverses tentatives de fragilisation politique du pays, tout en ne laissant pas s’emballer la situation plus avant, ce qui pourrait peser, et sur la souveraineté du pays, et sur sa capacité d'investissement, notamment pour financer la nécessaire transition écologique qui aujourd'hui semble procrastiner. Il serait malheureux qu'il soit poussé à brader un peu plus son patrimoine, ce qui témoignerait pour le coup de son affaiblissement...