EDWIN LE HERON, le distillateur…


Retour sur  un ami, Edwin Le Héron (Reims, le 1er juillet 1956 - Bordeaux, le 23 avril 2025),économiste, chercheur, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux, spécialiste de la monnaie et des questions de modélisations macro-écologiques.


 

 

 

 

          « Edwin était ... un collègue plein d’humour, bon vivant, iconoclaste, autant féru de rock, connu de l’underground alternatif bordelais et musicien accompli, que motard invétéré»  disent de lui ses collègues du Centre Emile Durkheim depuis l'annonce de sa mort.

 

Président de l’Association pour le Développement des Études Keynésiennes (ADEK), membre du groupe de recherche sur la modélisation macroéconomique SFC-ABM (Stocks-Flux Cohérents, Stock-Flow Consistent - modélisation multi-agents, Agent-based Model) dirigé par le Prix Nobel Joseph E. Stiglitz (créé en 2012), dont l'objectif est de développer des modèles économiques permettant de mieux prévoir les futures crises économiques, Edwin Le Héron savait assurément se dégager des logiques classiques orthodoxes et ne rechignait pas à se coltiner le réel et l'âpreté des solutions, quand il abordait  des sujets aussi complexes par exemple que  les questions de modélisations macro-écologiques. Il était de ceux qui s’interrogent sur les rôles respectifs de la modélisation dans l’explication   du   fonctionnement   réel   de   l’économie   et   de   ses   institutions.  Il était bien conscient que si la modélisation était utile et souvent adaptée à la compréhension des chocs et des crises de court et moyen termes, à l'évaluation des politiques publiques, elle ne pouvait résumer tout le réel, ni faire l'économie de raisonner dans le cadre institutionnel.

 

 Depuis 2020, nous avions échangé à plusieurs reprises avec Edwin le Héron notamment sur la question du financement de la transition écologique, le dur de la question, afin de s’aligner sur une stratégie bas carbone, et naturellement aussi sur la question des règles budgétaires et de leur impact sur le climat. La difficulté venant du fait qu’au plan européen, l’union a été fait faite sur le plan monétaire, mais que l’on a refusé de le faire au plan bancaire, d’où des règles budgétaires qui persistent et ne sont pas adaptées. Même si la BCE, sous l’impulsion de Christine Lagarde, s’est emparée depuis du sujet.

 

Avec Edwin, nous nous étions retrouvés pour stigmatiser les hypocrisies nationales, à commencer en France où domine une forme de schizophrénie puisqu’il est souvent de bon ton de « reprocher à l’Europe sa vision trop restrictive de Maastricht, qui nous imposerait un équilibre budgétaire, les règles d’or avec le traité de stabilité et de coordination de gouvernance de 2012, donc une Europe qui est vue comme nous empêchant d’avoir un choix budgétaire libre et en même temps on reproche au gouvernement de ne pas respecter ces mêmes traités et de faire beaucoup trop de déficit. Donc, on a à la fois une attaque en incompétence du gouvernement actuel qui est plutôt sur une ligne politique de respect des traités et qui en même temps ne les respecte pas et en même temps une demande de financement qui devrait de facto aboutir à relâcher la contrainte ».

 

D’où le sentiment de relative schizophrénie : l’Europe, comme souvent sur les questions européennes, à la fois vue comme le problème et la souveraineté nationale comme une sorte une solution largement fantasmée.

 

Comment donc financer la transition écologique pour s’aligner sur une stratégie bas carbone ? La politique monétaire peut-elle constituer un levier dans le financement de la transition, quelles en seraient les implications en termes de gouvernance et de mandat de la BCE ?

 

Edwin Le Héron plaidait pour aller chercher du côté de la voie monétaire en complément de mesures  qui relèveraient d’une politique budgétaire commune ; après tout, on a bien su contourner le mantra européen quand il s’est agi d’actionner le pouvoir monétaire des banques centrales pour affronter la crise financière d’abord, la crise pandémique ensuite.

 

Sommes-nous loin de l’union budgétaire ?

 

Le Héron considérait très justement que Maastricht avait développé une vision financière qui « a biaisé la construction européenne » avec cette idée très reaganienne (l’Etat n’est pas la solution, c’est le problème) qu’il suffirait de créer une marché dès lors qu’il y a un problème : on a un problème écologique, boum-badaboum, on crée un marché du CO2, etc. Difficilement acceptable en effet. Même si on voit bien que les marchés financiers seraient très demandeurs d’une dette européenne, avec risque européen, « comme ils seraient demandeurs d’une dette américaine, parce que ce serait un actif sans risques, avec des mentors importants ».

L’important, disait-il, c’est d’avoir des projets européens, et si l’on devait avoir une dette européenne, il faudrait qu’elle soit « adossée à du collatéral, à des projets européens, ce qui permettrait de donner du sens à l’Europe, et que cette Europe soit incarnée par ces projets ». Mais on voit bien que certains d’entre eux sur le registre de la transition écologique, s’ils le sont assurément au plan social à long terme, ne sont pas très « rentables », peu susceptibles d’intéresser les marchés financiers, en tous les cas à court et moyen terme. On ne peut donc pas s’en remettre aux seuls marchés.

 

Le taux marché est un vrai problème conclut Edwin le Héron.

 

C’est donc bien par des choix politiques et « avec un budget politique, des enjeux européens qui seraient assumés que, d’une part, les Européens et les Français se réincarneraient et recomprendraient le projet européen … et que, d’autre part, ça donnerait une vraie cohérence… »

 

   Ce dont on a besoin, c’est de l’investissement.

Les marchés financiers étant incapables de prévoir les risques à long terme, c’est par un « investissement européen de long terme qui n’a pas à être contraint par des ressources préalables, budgétaires ou d’épargne », que cela pourrait se faire. « La monnaie peut jouer son rôle ; la monnaie est une anticipation de richesse, une anticipation de valeur. Et donc, la dette pour du financement de long terme est justifiée puisqu’on va créer des moyens de financement qui vont créer cette valeur à moyen et long terme ? Et c’est là que l’on pourrait très bien décomposer un budget de fonctionnement européen qui, à la limite, pourrait être à l’équilibre, mais d’avoir une budget d’investissement européen qui lui serait financé avec ressources, notamment d’endettement, et donc monétaire : avec notamment une possibilité de financement par la BCE, en faveur de projets de long terme qui seraient des choix ».

 

Alors quelle politique monétaire pour opérer un choc de transition écologique ?

 

Est-ce que les taux d’intérêt sont les instruments qui permettraient de gérer cela ? « On peut en douter. Les marchés financiers sont incapables de déterminer le compte à rebours de la transition écologique, à partir de quand on va tous griller sur le barbecue »…

 

On pourrait jouer sur la structure de bilan de la BCE, c’est à dire refuser le financement des énergies fossiles, tous crédits carbonés, et augmenter la part du vert dans le bilan, et là cela aurait un vrai impact, « beaucoup plus fort, beaucoup plus incitatif ». Tout le problème étant de déterminer ce qui est un crédit vert et ce qui ne l’est pas. Et qui le définit. Sachant que Christine Lagarde dit que ce n’est pas à la BCE de le faire. Ce qui est exact, si l’on s’en tient au mandat de la BCE. Elle n’en a pas la légitimité tout simplement. Le fait est que sur ce sujet ce n’est pas Francfort qui détient les clefs mais Bruxelles. S’il y avait consensus politique qui se dégageait pour aller plus loin que ce que prévoient les traités, alors la BCE pourrait accompagner les solutions politiques et être l’instrument au service des projets retenus.

 

Mais soyons réalistes, ce n’est pas pour aujourd’hui, relevait-il en mai 2024. On ne peut pas faire abstraction de la géopolitique actuelle ; nous étions bien obligés d’admettre avec Edwin le manque de soutien des populations, y compris aux programmes des partis Verts européens, sans compter le manque de volonté des gouvernements, et pas que celui de l’Allemagne ou des pays du Nord . On est loin de l’amorce d’une « pression démocratique radicale » en faveur de mesures concrètes et durables pour la transition écologique.

 

Cela n’empêche pas pour autant de plaider pour une « monnaie verte » donnant de la souplesse, une certaine flexibilité: « le projet de monnaie verte est techniquement réalisable, concédait Edwin Le Héron, mais il est politiquement difficile à faire passer et la monnaie ne peut pas tout régler. La solution doit venir du Conseil et des traités européens, il faudrait adopter la possibilité d’émettre une dette européenne pour la transition écologique avec des taux extrêmement bas et dans ce cas-là, on aurait une marge de manœuvre pour les financements de la transition ».

Moyennant quoi, grâce à Edwin Le Héron, ces cinq dernières années, nous avons pu au PRé y voir un peu plus clair sur toute une série de questions un peu ardues, certes, mais ne relevant pas du seul mécano techniciste.

Une chose est sûre, et c’est là que l’apport de Keynes prend tout son sens : il faut « penser le tout à long terme, le problème dans sa globalité », sachant, une fois de plus, insistait Edwin Le Héron, que « le marché est incapable de penser le tout et à long terme »…

 

Edwin Le Héron  était plus qu'un chercheur, un enseignant, un directeur de master et de thèses, il était un distillateur…

 

   Edwin Le Héron  était plus qu'un chercheur, un enseignant, un directeur de master et de thèses, il était un distillateur…

 

Un vrai défi. Au profit d'abord de ses étudiants qui lui en savaient gré, et de tous ceux qui voulaient bien considérer ses travaux, ses commentaires et les pistes de réflexion qu'il suscitait. Il ne faisait pas que partager sa science, ses recherches, ses analyses critiques, ses questionnements, ses incertitudes ou ses intuitions. Son objectif était aussi de donner à voir la multiplicité des approches quand il y avait lieu, il était de transmettre une expérience sensible plutôt que de raconter une histoire de la pensée économique linéaire ou d'analyser de manière paresseuse la situation et les différentes politiques économiques, concentrant l'essence de son savoir, qui n'était pas qu'académique, et de son ouverture d'esprit, pour en faire une source d'inspiration et de réflexion.

 

Edwin ne cherchait pas à être "cool" avec ses étudiants, il était juste passionné par sa discipline et avait le goût de la pédagogie et de la transmission. Et plus globalement le goût de la recherche de solutions.

 

    

 

     Il y avait du Peter Brook - autre (grand) distillateur devant l’Eternel qui n’affectionnait que moyennement le terme de director pour caractériser son métier de « metteur en scène » - chez Edwin.

Il voyait que le monde pouvait glisser plus que dans des impasses, dans les amères abominations que prédisait le Mahâbhârata adapté par Brook. Mais il gardait confiance en l'intelligence humaine pour faire évoluer la société, les politiques  publiques et une vision économique souvent à la peine.

Il continuait de s'intéresser aux impensés économiques et sociaux, à la signification fondamentale des conflits et pensait que si les mouvements de l'histoire, les misères et les désastres étaient peut-être inévitables, dans chaque moment qui passe peut s'ouvrir une possibilité nouvelle pour traverser la noirceur de l'époque. 

 

Edwin Le Héron n’était pas que l’un des « chefs » de fil des économistes post-keynésiens français, assurément la première figure, il était dans le même temps un Passenger, un homme n’hésitant pas à jouir de la beauté et de la diversité du monde, de la liberté d’exploration qui est donnée à chacun d’entre nous, d’enfourcher sa moto dès que l’occasion lui en était donnée, de taster de bons vins ou quelques alcools, voire quelques bulles carrées de champagne croquantes en bouche, comme il aimait le faire avec la vie elle-même, avec son sens du partage avec celles et ceux qu’il aimait…

 

   L’autre nuit, dans un sommeil interlope, je me suis retrouvé accoudé à La Lune dans le Caniveau, à moins que ce ne soit au Jimmy, un bar rock mythique de Bordeaux, deux lieux qu’il m’arrivait de fréquenter lors de mes années étudiantes; pareillement pour Edwin à une époque différente, sauf que lui y jouait également de la guitare. Il m’a semblé le voir dehors, juvénile, sur l’une de ses motos, la Montesa 348, époque 1978, avec comme passager feu Daniel Darc. Equipage très improbable sur ce modèle !

Cette moto, il la chérissait, comme toutes les autres. Autant que ses guitares. Avec elle, après avoir levé le pied en trial solo pendant plus de 40 ans,  il s’y était remis en mars 2024 à Bizanet-Narbonne dans une épreuve organisée par le MUSTH (Moto Ufolep Sud Trial Historique), où il avait brillé.

Il s’était résolu à la mettre en vente le mois dernier, 9 jours avant sa mort, avec comme mention sur sa page FB, à l’intention de ses amis : « En bien moins grande forme aujourd’hui, je vends ma Montesa 348 qui est exceptionnelle ». Sobre, élégant, dans le souci des siens, ainsi que des autres, comme à son habitude. Un message en forme d’un doux euphémisme pour commencer à les ménager...

 

Il me semble même l’avoir entendu chantonner The Passenger de "l’Iguane", artiste rock pro-punk, l’un de ses chouchous dont il n’avait pas voulu rater le concert à Paris avec les Stooges en fin d’année dernière :

I am the passenger and I ride and I ride

I ride through the city's backsides

I see the stars come out of the sky

Yeah the bright and hollow sky
You know it looks so good tonight

 

D.L

 

Pour aller plus loin avec Edwin Le Héron sur Radio France, une série d'émissions très intéressantes :

- "Règles budgétaires : ça chauffe pour le climat ?", 6 mai 2024. À l'approche des élections de juin, quels sont les leviers proposés pour financer la transition écologique ? La refonte des règles budgétaires européennes compromet-elle le financement de la transition ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/regles-budgetaires-ca-chauffe-pour-le-climat-9136518

- "Les gouverneurs à la barre des banques centrales", 22 mars 2023. Les banques centrales ne sont-elles que des institutions techniques menant leurs missions de manière autonome et étanche ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/les-gouverneurs-des-banques-centrales-sont-ils-des-personnalites-politiques-6705743

- "Les banques centrales sont-elles un remède pire que le mal ?", 16 novembre 2022. Pourquoi les banques centrales choisissent-elles d’augmenter les taux et comment espèrent-elles que cela influence l’économie réelle ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/les-banques-centrales-sont-elles-un-remede-pire-que-le-mal-8888457

- "Monnaie : le carburant de la croissance", 10 novembre 2020. John Maynard Keynes a révolutionné la théorie économique de son époque alors dominée par les penseurs classiques. Pour cela, il mettra au centre de sa réflexion, mais aussi au centre de l’économie, la monnaie jusque-là délaissée par ses confrères. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/monnaie-le-carburant-de-la-croissance-3375007

- ...

 

La totalité des émissions avec Edwin Le héron : https://www.radiofrance.fr/personnes/edwin-le-heron

 

Derniers articles publiés d'Edwin le Héron :

- Deux chapitres (La création monétaire et le rôle des banquesL’évolution de l’action et de la politique monétaire) in  « Grand Manuel d'économie politique », sous la direction de l’Association française d’économie politique, coordonné par Yann Guy, Anaïs Henneguelle et Emmanuelle Puissant (Dunod, 2023).

KEYNES et la socialisation de l’investissement comme troisième voie en France, Edwin. Le Héron, Hubert Bonin (dir.). Enjeux du social et du sociétal : entre histoire et droit (en hommage à Robert Lafore) (Editions Le Bord de l'eau, 2023)

The macroeconomic effects of climate policy : a keynesian point of view, Nicolas Piluso , E. Le Héron (Environmental Economics, 2022).

Le chômage involontaire de Keynes n’est-il que conjoncturel ? Un retour sur les débats autour de la formalisation du chômage keynésien (Interventions Economiques : Papers in Political Economy, 2022)

 

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Eléments académiques sur Edwin Le Héron
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