
Edwin le Héron, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux
Je connaissais Edwin le Héron (1956-2025) depuis qu’il avait épousé Muriel, la fille de mes très chers amis Michèle et Jean Mauriac, devenue conservateur des Monuments historiques à la direction régionale des affaires culturelles d'Aquitaine, et conservatrice de la grotte de Lascaux, tandis que lui mena une carrière d'enseignant en économie et de chercheur.
Je revois encore mon fils aîné Thomas (6 ans), filleul de cœur de la maman de Muriel, habillé très élégamment de pied en cap pour la circonstance par sa marraine chez Bonpoint, s'appliquer à faire son office de garçon d’honneur au mariage d’Edwin et de Muriel. Non sans quelques appréhensions, à la fois conscient de l'importance du moment, et tout à son propre émoi, la main de la demoiselle d'honneur dans la sienne. Un mariage pluvieux, climat océanique basque oblige, mais en tous points délicieux et merveilleux dans cette petite chapelle d 'Arcangues, au Pays Basque.
Des années plus tard, en juin 2023, ce fut un grand bonheur de les avoir avec nous lorsque ce fut le tour de Thomas de faire le choix du mariage. Edwin n'eût pas à faire le garçon d'honneur, se contentant d'être resplendissant et Muriel pareillement, tout sourire.
J’ai tout de suite apprécié l'esprit libre, ouvert d'Edwin le Héron - il ne s’interdisait aucun questionnement - son humour, sans parler de son ironie (toujours bienveillante). Également son côté classieux, celui de sa mise, comme plus généralement de son comportement, qui participaient de son charme wildien. Et que dire de son patronyme !
Anticonformiste, aux goûts iconoclastes, il était passionné de musique, entre autres d’Iggy et des Stooges, de Daniel Darc (ex Taxi Girl), dont il était un proche, de Nick Cave (au concert duquel, avec les Bad Seeds, il avait été en novembre dernier à Paris Bercy) et tant d'autres du même acabit; il jouait lui-même d'un instrument de musique (guitare), avait fait partie d'un groupe, le For Roses (cofondé avec Nicolas Mauriac, vocals, Eric D, bass, Charles-Eric Charrier, bass, Franz No, bass, guitar, saxophone; Daniel Darc, artiste associé) et se faisait à l'occasion producteur. Passionné également de motos, particulièrement de Trial (avec ses Husaberg 300 TE, Husqvarna 430, Side Trial BGM Montesa 348 et de nombreuses autres, il participa à plusieurs championnats de France, collectionna les podiums et fut champion de Ligue 1 de Trial Champagne-Ardennes 1976 et 1978, champion de France critérium Side car Trial en 1985); il affectionnait pareillement sa vénérable Royal Enfield : « Elle fait poom pof poom pof pof, ne va pas bien vite, mais je l'aime ! », disait-il encore récemment.
J’ai appris à connaître également l'universitaire, l’économiste, présenté comme "post-keynésien", spécialiste de la monnaie et des institutions financières, de l’économie internationale et des politiques économiques, de l’économie de la culture, et de l’histoire de la pensée économique. J’avais été sensible au fait que lorsqu’il avait passé son HDR (Habilitation à Diriger les Recherches) à l’Université de Montesquieu-Bordeaux IV en 2008 (« Analyse monétaire post-keynésienne ») figurait dans son jury mon ami et camarade Pierre Delfaud, ce qui m’avait davantage encore rapproché de lui intellectuellement.
Son approche entre radicalité et pragmatisme avait retenu notre attention au PRé. Dans les pas de Keynes, mais avec sa vision propre, son ambition ne fut pas de faire système, sa démarche se situant aussi sur un terrain éthique, j'allais dire philosophique.
Il avait surtout le désir de ne pas sacrifier le présent à un futur de plus en plus incertain. De ce point de vue, il nous avait conforté dans l'idée qu'il était nécessaire de reparler d'économie politique, "morale" disait Keynes, l'économie étant une « science différente des sciences naturelles » (Edwin le Héron dirigeait la collection "Retour à l’économie politique" aux éditions Le Bord de l’Eau).
Il ne m’étonne pas de voir aujourd’hui les témoignages de nombre de ses anciens et actuels étudiants qui parlent de lui comme d’un prof "passionné et passionnant", "inspirant", "brillant", à l'éclectisme "rafraîchissant", qui faisait amphi comble notamment lors de son cours magistral sur la finance et la monnaie, pas seulement parce que son style pouvait être parfois rock n'roll, pas seulement parce qu’il était un spécialiste reconnu de la pensée économique et de la macroéconomie, pas seulement parce qu’il était un grand connaisseur d’Hyman P. Minsky (auquel il s'est évertué de m'initier en 2020), pas seulement parce qu’il avait participé au groupe de recherche animé par le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz sur l’élaboration de modèles macroéconomiques des crises financières, ou avait publié plusieurs ouvrages de référence, mais aussi et surtout pour ses vertus de pédagogue, parce qu’il savait intéresser, transmettre son enthousiasme même aux plus réticents de la discipline.
Nous avions en commun, entre autres, un même intérêt pour le solidarisme de Charles Gide. Je me souviens avoir échangé plusieurs fois avec Edwin sur les sujets de prédilection du PRé. Il avait notamment été de fort bon conseil en 2020 lorsque nous avions lancé un travail coopératif sur nos « 10 Propositions écologiques et sociales » et nous avait fait partager son expérience de la préparation et de la sortie du « Manifeste des économistes atterrés - Crise et dette en Europe : 10 fausses évidences, 22 mesures en débat pour sortir de l’impasse ». Il restait très attaché à ce travail collectif (il a été un temps membre de son conseil d’administration), même s’il avait pris depuis ses distances avec les Economistes atterrés dont il m’avait confié qu’il ne partageait plus le corpus idéologique depuis la prise de pouvoir d'aucuns…
Idem lorsqu’en pleine pandémie, nous avions lancé notre série « Le monde d’après, c’est maintenant ». J’avais particulièrement apprécié mes échanges avec lui pour évoquer les leçons de la crise de 2008, Edwin plaidant raisonnablement en faveur d'une coordination des politiques budgétaires à l'échelle de l’Europe, par une Europe en quelque sorte renforcée, peut-être fédérale. Mais désintoxiquée de l'idéologie du tout marché, se prononçant pour une régulation à la fois plus efficace et plus juste que le capitalisme financiarisé, mode de régulation de l’économie globale, et mieux protégée de la concurrence déloyale des pays à bas coût. Egalement lorsque je m’étais attelé à un essai de contribution (« Eléments de réflexion par temps de Covid-19 ») avec Thierry Libaert et Stanislas Hubert, je l'avais sollicité sur la question de savoir si la BCE pouvait « sauver » l’Europe et sur la pertinence à cet égard de parler de « Moment keynésien » (par analogie avec le Minsky Moment du nom de ce professeur d’économie américain, théoricien de l’instabilité financière, qui s’est intéressé à la prise de décision dans des environnements incertains). Edwin me parut assez dubitatif sur le Moment keynésien, comme avec le Minsky moment, en tous les cas, il refreina quelque peu notre enthousiasme :
« je me méfie toujours un peu …On va chercher Keynes quand tout va mal alors que Keynes est fait pour que ça n’aille pas mal. Comme pour Minsky et son paradoxe de la tranquillité ». Il nous rappelle très justement qu’en 2008 au moment de la crise financière, nous connûmes un autre Moment keynésien « qui a vite été oublié… ». Il est vrai qu’il avait surtout été instrumentalisé, gadgétisé par le pouvoir de l’époque pour rassurer la population et distraire l’électorat. En réalité, le Moment keynésien ne va pas de soi, pas plus aujourd’hui qu’hier. Cette même année, en 2008, dans un article paru dans Libération, Edwin douchait les doux rêveurs ou les illusionnistes qui, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, en appelaient « au capitalisme de l’entrepreneur et plus au capitalisme du spéculateur » en soulignant que « le keynésianisme n’a d’avenir qu’au niveau européen ou mondial et c’est là que le bât blesse. Les élites politiques européennes sont allergiques à toutes formes de régulation. Quant aux excès de la finance, ils ne peuvent être efficacement traités qu’au niveau mondial, ce qui n’est pas gagné. Les keynésiens pourraient-ils mettre en œuvre rapidement leur politique ? Sans doute pas puisque les outils de la régulation ont été systématiquement détruits depuis 25 ans avec la déréglementation financière mondiale, le pouvoir monétaire confié aux banques centrales indépendantes et l’absence de coordination des politiques économiques et budgétaires nationales. »
Aujourd'hui, nous ne pouvons que souligner la grande perte pour nous tous, et au-delà, que constitue le décès d'Edwin le Héron, qui aura eu l'élégance de nous faire espérer qu'une rémission était possible, lui qui mettait l'économie au service du bien commun et de la vie. Mais la progression du cancer fut cruellement, douloureusement fulgurante. Un Crève-coeur pour sa famille, ses proches, ses amis.
Pour ma part, je me souviendrai longtemps de son sourire, le sourire d'une pensée libre face aux pesanteurs du monde, une apparence de légèreté qui était chez lui plus qu'une façon d'être, la marque du sérieux de son magistère, qui refusait de se figer, se déprenait des dogmes, allant jusqu'à s'exposer, n'hésitant pas à répondre ici ou là aux sollicitations d'universités étrangères, mais aussi d'associations, de collectifs de citoyens actifs, de gens ordinaires, friands de comprendre, preneurs de dialogues et de voies possibles d'action. Economiste dans la Cité - comme on pouvait le dire autrefois de quelques philosophes - c'est comme cela aussi que je voyais Edwin le Héron.
Espérons que parmi les cohortes de Padawans qu'Edwin a formés, il s'en trouve quelques-uns pour reprendre le flambeau. Et peut-être même, sa fameuse et élégante Gibson ES-345 Rouge...
Nos pensées à Muriel, Leah et Anaïs, leurs filles, ainsi qu'à tous leurs proches.
Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé
Derniers articles publiés d'Edwin le Héron :
- Deux chapitres ( La création monétaire et le rôle des banques; L’évolution de l’action et de la politique monétaire) in « Grand Manuel d'économie politique », sous la direction de l’Association française d’économie politique, coordonné par Yann Guy, Anaïs Henneguelle et Emmanuelle Puissant (Dunod, 2023).
- KEYNES et la socialisation de l’investissement comme troisième voie en France, Edwin. Le Héron, Hubert Bonin (dir.). Enjeux du social et du sociétal : entre histoire et droit (en hommage à Robert Lafore) (Editions Le Bord de l'eau, 2023)
- The macroeconomic effects of climate policy : a keynesian point of view, Nicolas Piluso , E. Le Héron (Environmental Economics, 2022).
- Le chômage involontaire de Keynes n’est-il que conjoncturel ? Un retour sur les débats autour de la formalisation du chômage keynésien (Interventions Economiques : Papers in Political Economy, 2022)
Communiqué de Sciences Po Bordeaux : bit.ly/3RvoQbd
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DAGOIT MARIE-LAURE (samedi, 26 avril 2025 13:53)
Merci pour votre post très beau, très touchant. J'ai connu Edwin (je publie Nicolas Mauriac) par l'intermédiaire de Daniel Darc. Nous étions partis avec son guitariste enregistrer dans le studio improvisé d'Edwin dans son salon. J'ai découvert plus tard, cette vie d'économiste. Pour moi, il reste à jamais l'homme orchestre qui a supporté Daniel pendant trois jours.
Dominique LEVEQUE (samedi, 26 avril 2025 23:19)
Bsr Marie-Laure,
Merci pour votre témoignage auquel je ferai référence, si vous le voulez bien, lors de la cérémonie du 2 mai...
Bien amicalement,
Dom