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RYAN GOSLING OU VIGO MORTENSEN: QUI POURRA NOUS SAUVER ? par Philippe Corcuff, sociologue et politiste


« Ryan Gosling dans "The Fall Guy" et Viggo Mortensen dans "Jusqu’au bout du monde" dégagent des sentiers mélancoliques pour l’émancipation, comme hier le faisaient Phil Collins et Joe Dassin dans leurs chansons.

À un moment où les Etats-Unis comme la France apparaissent au bord du précipice politique»

Philippe Corcuff, professeur de science politique, engagé dans ce qu'il définit comme une gauche d'émancipation, continue de nous proposer un travail de réflexion avec et contre les films de cinéma et les séries de télévision considérant qu'ils peuvent également constituer un dispositif de rénovation politique démocratiquement accessible à tout un chacun.


Quand la froidure du printemps et sa brume (ici  au Pic du Midi) semblent se mettre au diapason du confusionnisme des mots et des idées, comme de la glaciation de la pensée... @ DL

 

     Donald Trump, bien que condamné par la justice et extrémisé dans son autoritarisme et sa xénophobie, a de fortes probabilités de gagner à nouveau l’élection présidentielle américaine. Joe Biden, politiquement fade et vieillissant, n’a guère aidé à renforcer les résistances face au candidat « postfasciste ». S’il a su opportunément rompre avec les discours racistes et climatosceptiques de son prédécesseur, il a trop été complaisant à l’égard des grands groupes capitalistes pour pouvoir mener une politique sociale-écologiste qui soit clairement favorable au travail salarié par rapport au capital privé tout en étant audacieuse en matière de transition écologique. Et son soutien presque inconditionnel au gouvernement israélien sous influence de l’extrême droite, dirigé par Benjamin Nétanyahou, a creusé un fossé avec les secteurs jeunes de l’électorat démocrate, après les mobilisations étudiantes en solidarité avec Gaza.

 

Il y a davantage d’espoir politique dans deux films qui n’ont pas l’air d’y toucher et sortis tous les deux en France le 1er mai. Il s’agit du blockbuster The Fall Guy de David Leitch et de Jusqu’au bout du monde (« The Dead Don’t Hurt »), un film d’auteur dont l’écho est toutefois assez « grand public » grâce à la popularité de son réalisateur qui incarna Aragorn dans Le Seigneur des anneaux.

 

The Fall Guy : de l’homme ordinaire à la créatrice

 

Dans The Fall Guy, Ryan Gosling joue le rôle du cascadeur Colt Seavers, figure anonyme car toujours dissimulée par la star exécrable dont il constitue la doublure dans les scènes d’action : Tom Ryder (Aaron Taylor-Johnson). Le film est une adaptation de la série des années 1980 « L’homme qui tombe à pic » (« The Fall Guy », justement, en anglais) dont le rôle principal était interprété par Lee Majors, l’acteur de l’iconique série des années 1970 L’homme qui valait trois milliards. Lee Majors fait d’ailleurs une apparition à la fin de ce nouvel opus.

 

Homme ordinaire, Colt va mettre sa vie en jeu pour sauver le premier film de son amoureuse, Jody Moreno, ancienne monteuse devenue réalisatrice incarnée par la lumineuse Emily Blunt. « Dans les yeux d’Emilie/Je réchauffais ma vie », chantait Joe Dassin en 1977. Colt est un homme qui pleure en écoutant Taylor Swift et qui a « un look de pauvre », comme lui lance à un moment un personnage. Or, c’est conforme aux idéaux démocratiques de nos sociétés, en ce qu’ils nous poussent à voir la solution du côté des hommes du commun plutôt que du côté des riches ou des vedettes. Dans cette perspective, l’amour, dans le cas de The Fall Guy à travers la quête d’une seconde chance entre Colt et Jody, peut même donner des ailes aux héros de la banalité.

Cette héroïsation des « hommes sans qualités » (pour reprendre l’expression de l’écrivain Robert Musil) passe dans le film par une véritable conversion de Colt, qui va rompre avec une certaine arrogance machiste. « L’orgueil précède la chute » prévient-il dès les premières images en voix off. Il avouera à Jody : « Je me suis senti minable. Je me suis rendu compte que je n’étais pas invincible. » Reconnaître ses fragilités, c’est subvertir nos définitions dominantes du masculin, dans une hybridation avec les définitions dominantes du féminin. Ce sont justement les petites gens « minables » qui triompheront du pouvoir de l’argent comme des attraits du nihilisme. Les « happy ends » ne sont pas toujours à regretter ni à railler par mauvais esprit : nos désillusions peuvent s’y abreuver de quelques espoirs supplémentaires, en amour comme en politique. Car nos amours banales comme nos désirs politiques ont besoin d’idéaux, mais sans les mythologisations qui occultent les faiblesses et les échecs.

Le plus beau moment du film alterne un karaoké où Emily Blunt chante émue « Against All Odds » (« Take a Look at Me Now ») de Phil Collins (1984) et des séquences d’action avec Ryan Gosling. Jody attend une fois de plus Colt, qui ne sera pas au rendez-vous. L’amour comme la politique n’est pas un long fleuve tranquille : « How can you just walk away from me ?/When all I can do is watch you leave » (« Comment peux-tu me quitter ?/Quand la seule chose que je puisse faire c’est te regarder partir »)…

 

 

Par-delà de multiples péripéties, Jody pourra déployer sa créativité, Colt restant dans l’ombre. Biden est loin d’en être là ! Bien sûr, le paradoxe d’un tel blockbuster à message féministe, c’est que l’intrigue reste centrée sur le héros masculin, ici Ryan Gosling.

Le meilleur de la culture populaire de masse joue souvent des stéréotypes contre des stéréotypes, dans un équilibre instable.

 

Jusqu’au bout du monde : des lâchetés masculines à la puissance féminine

 

Holger Olsen (Viggo Mortensen), immigrant danois, et Vivienne Le Coudy (Vicky Krieps), Canadienne francophone, tombent amoureux à San Francisco dans les années 1860. Ils s’installeront dans le Nevada dans une ferme isolée.

 

 

Vivienne, femme soucieuse de son indépendance, bouscule les habitudes masculines d’Holger. Mais ils sont vite séparés par le départ d’Holger pour la guerre de Sécession. Ce dernier s’en va pour de bonnes (le combat contre l’esclavage) et surtout de mauvaises raisons (l’attrait de l’aventure guerrière incorporant une dose de lâcheté vis-à-vis de la vie quotidienne). Vivienne reste seule plusieurs années face aux difficultés comme aux joies du quotidien, traversant humiliations, violences mais aussi petits bonheurs familiers. La lenteur marquant le film en constitue l’une des principales forces mélancoliques : le temps est ce qui fait et défait nos vies dans le cours banal de leur existence, qui peut préserver l’amour tout laissant place au tragique irréversible, qui transforme sans nécessairement rendre amnésique. La vie y émerge et s’en retire. Le metteur en scène et acteur Viggo Mortensen se dessaisit cette fois du rôle principal au profit de Vicky Krieps.

 

Phil Collins et Joe Dassin ou une mélancolie ouverte sur l’avenir

 

Une certaine mélancolie irrigue les deux films. Elle arrive à devenir joyeuse dans The Fall Guy. Elle a une composante plus sombre dans « Jusqu’au bout du monde ». Pourtant, dans les deux cas, elle ménage des possibilités d’avenir : l’avenir de l’amour, l’avenir de la vie… et l’avenir de la politique, pourquoi pas ?

Dans sa chanson « Against All Odds » (« Take a Look at Me Now »), Phil Collins dessine, pour le film « Contre toute attente » (« Against All Odds » justement) de Taylor Hackford réunissant Jeff Bridges, Rachel Ward et James Woods, une trouée utopique dans nos tristesses : « And you coming back to me is against the odds/And that’s what I’ve got to face » (« Et que tu reviennes vers moi serait contre toute attente/Et c’est ce que je dois affronter »). « Contre toute attente », ce qui apparaît impossible est peut-être possible : « C’est la chance que je dois saisir » (« It’s the chance I’ve gotta take ») ! C’est la chance que nous devons saisir, en amour et… en politique !

 

 

Pour Joe Dassin aussi : « Dans les yeux de l’amour/Et la mélancolie/Au soleil d’Emilie/Devenait joie de vivre ». Même si cela n’est plus (« J’ai froid pour la première fois/Je n’ai plus ni sa chaleur, ni sa lumière ») dans ce « quartier du vieux Québec », la musique entraînante de l’amour en dit encore, en sous-texte, la possible actualité.

 

 

Les victoires du « postfascisme », de Donald Trump ou de Marine Le Pen, ne sont pas inéluctables même si le printemps révèle une froideur inhabituelle.

 

Remerciements à Philippe Corcuff pour sa disponibilité et au Nouvel Obs qui a publié cet article le 5 mai 2024 dans le cadre de sa chronique "Rouvrir les imaginaires politiques"  où, depuis mars 2023, Philippe Corcuff  y a Carte blanche : https://www.nouvelobs.com/journalistes/840/philippe-corcuff.html


Philippe Corcuff, sociologue, politiste, enseignant-chercheur, est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, en Sciences Sociales à l’Université Paris Descartes et membre du laboratoire CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Co-fondateur, directeur de la collection « Grands débats : Mode d’emploi » des Presses Universitaires de Lyon, après avoir co-dirigé la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel (Paris). Il est également membre du Comité Scientifique International de la revue Sciences du Design, éditée par les Presses Universitaires de France.

Co-animateur des universités populaires de Lyon et de Nîmes, Philippe Corcuff est engagé dans l'émergence d’une politique d’émancipation, et a commencé son parcours entre la sociologie critique de Bourdieu et la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, avec un « background » marxiste, en explorant les terrains du syndicalisme et de l’action publique. Puis , il s’est orienté vers le domaine des sociologies de l’individu et de l’individualisme en explorant une théorie générale sur la place des individualités dans les sociétés individualistes et capitalistes contemporaines, associant sociologie empirique, relationnalisme méthodologique (en termes de relations sociales), théories sociologiques de l’individualisation moderne et contemporaine dans l’aire occidentale, anthropologies philosophiques (en amont) et philosophie politique (en aval).

Il est attaché au perfectionnisme démocratique, à l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permettant de sortir des certitudes idéologiques et des schémas politiques traditionnels.

Philippe Corcuff a été chroniqueur de Charlie Hebdo (avril 2001-décembre 2004). Philippe Corcuff est un contributeur du PRé.

Auteur de nombreux ouvrages et de très nombreux articles, notes critiques et autres communications.

 

Derniers livres parus :

Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfrayavec Philippe Marlière (éditions Textuel, 4 avril 2024)

- Les mots qui fâchent : contre le maccarthysme intellectuel, Philippe Corcuff, Alain Policar et Nonna Mayer (dir.) (Éditions de l'Aube, avril 2022, coll. "Monde en cours" - Essais)

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éd. Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", mars 2021)

- Individualidades, común y utopía. Crítica libertaria del populismo de izquierda, préface de José Luis Moreno Pestaña, traduction et révision en langue espagnole de David J. Domínguez et Mario Domínguez (Madrid, Dado Ediciones, colección "Disonancias", 2020)

 

Derniers articles :  D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment et émancipation au cœur de la gauche, site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 2023; Marx/Bourdieu : convergences et tensions entre sociologie critique et philosophie politique de l’émancipation, Afak For Sciences Journal (Université Ziane Achour à Djelfa, Algérie), 2023; Hay un futuro político para el "postfascismo"? Presentación de Corcuff, P. (2021). La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Revista Stultifera de Humanidades y Ciencias Sociales, 2022, 5 (2); L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes, Les Possibles, 2022, 32; Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements «républicains» en dérives Insoumises, Lignes, 2022; Liberté/égalité avec Bakounine et Tocqueville, entre socialisme libertaire et libéralisme politique, Revue Politique et Parlementaire, 2022, 1104; Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui, Confluences Méditerranée, 2022, 121; Neocapitalismo, frustraciones e imaginarios. De una sociología crítica a una filosofía política altermundialista, Psicología, Educación & Sociedad (Universidad Autónoma de Querétaro, México), vol. 1, número 2, 2022; Des enfermements identitaristes à une politique de l’ouverture identitaire en contexte ultraconservateur et confusionniste, Revue du M.A.U.S.S., n° 59, 2022; Le progressisme au défi du conservatisme, revue Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 179 : "Les clivages politiques", 2021.

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