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CONSIDERATIONS SUR LES RAISONS DE L'INSECURITE, par Jean-Claude Ribaut


UNE FANTAISIE DE JEAN-CLAUDE RIBAUT A LA MANIERE DES LETTRES PERSANES


Ecole française vers 1700 – Le sultan au sérail

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Je m’interroge, chère Roxane, sur cette question de mon ami l’architecte : l’idéologie de l’insécurité trouve-t-elle son terreau dans les erreurs et l’inconstance de la politique de l’urbanisme conduite depuis les années soixante ?

Lettre XXXVI supplémentaire – A la façon des Lettres persanes.*


 

De Usbek à Roxane au sérail d’Ispahan,

 

   Je vous envie, chère Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et non pas dans les climats empoisonnés de la capitale d’une nation qui fut autrefois celle des Lumières, où l’on ne connaît aujourd’hui, ni la pudeur ni la vertu. De beaux esprits s’affrontent sur les sujets les plus minces et parfois les plus graves par le truchement d’étranges lucarnes où chacun des candidats à la prochaine élection du Grand Shah peut à loisir donner un avis incongru sur un sujet d’importance.

 

Songez à l’embarras, chère Roxane, de ceux de nos amis qui arrivent à Paris en ce temps de l’année d’une ville qui célèbre l’An nouveau et le faste ancien de la religion. La ville est saisie de décors insolites, de sapins couverts de neige, éclairés a giorno par des lumignons agités aux quatre vents. L’avenue de la Grille Royale, que la furie révolutionnaire baptisera Champs-Elysées, est flanquée de part et d’autre d’illuminations et de cagnas hideuses qui font commerce d’amulettes importées de Chine.

 

La succession odorante des denrées fines (truffes, caviar, champagne) qu’il est coutumier d’offrir dans les hautes catégories de la société est déjà exposée dans les boutiques de luxe, tandis que de pauvres hères, nombreux, vivent d’un quignon de pain, au bord du canal sous la tente nomade, ou bien dans la rue.

 

Loin du centre, une foule silencieuse se presse, constituée de deux colonnes de sujets tenaillés par la faim, confondus dans l’indistinct. Des jeunes, peu de gens très âgés ; beaucoup d’enfants silencieux, les plus petits portés par leurs mères de couleur. Des chariots de nourriture distribuent à chacun une aide alimentaire, en sachets ou en petits paquets ficelés. Le contraste est saisissant entre les beaux quartiers et les demeures misérables des bourgades périphériques qui ceignent d’une ceinture agitée cette ville turbulente.

 

Les différents protagonistes du combat qui doit désigner le Grand Shah en avril prochain (le 5 Ordibehesht 1401 – Yekshanbeh – de notre calendrier persan), semblent indifférents à l’épidémie qui parcourt le monde, comme celle du choléra, venue du Bengale et d’Afghanistan, arrivée en Perse en l’an 1846 du calendrier grégorien. Le choléra a ceci de commun avec la pandémie actuelle qu’un seul outil efficace – le confinement – permet de l’exorciser. En effet, la Conférence sanitaire de Constantinople (1868) a établi que « dans certaines conditions de confinement, le principe cholérique peut conserver, durant plusieurs mois, à l’état latent, une sorte de vitalité qui se révélera au contact de l’air ». Confinés à deux reprises, nos contemporains refusent désormais cette médication. Parmi les raisons invoquées par certains figurent le débat et la liberté d’expression, deux abstractions inconnues de notre Saint Alcoran.

 

Le plus excité de ces meneurs, qui se qualifie lui-même de « Juif Berbère » n’a pour tout programme que la chasse aux mahométans. Ce qui lui vaut de ses détracteurs quelques accusations fielleuses : « Cet homme, dont la revanche sert de phallus et la haine d’aphrodisiaque » exploite « les conséquences néfastes de l’Algérie française et de son effondrement : le racisme colonial, l’exil, la nostalgie, le déclassement ».

 

Je doute que ce pamphlétaire ait la moindre chance de succéder au Shah in Shah actuel, candidat non encore déclaré à sa propre succession, mais il relance les effets d’un poison connu depuis un demi-siècle.

 

Un mien ami architecte que j’interrogeais sur les origines de cette névrose collective me rappelait récemment que les millions de logements construits depuis 1945 s’étaient souvent bornés à satisfaire des besoins quantitatifs au détriment de toutes considérations qualitatives. Le besoin social a été pensé en termes d’urgence et la voix des architectes n’a pas pesé très lourd.

 

Les politiques successives en matière d’urbanisme et d’architecture, erratiques et contradictoires, ont favorisé la prolifération des grands ensembles aujourd’hui dénoncés comme ségrégatifs, donc réservés aux immigrés. Le rapport d’Alain Peyrefitte, déjà en 1975, les qualifiait de criminogènes. Quelques années auparavant, le ministre de l’Equipement Albin Chalandon voulait quant à lui à la fois supprimer le permis de construire et multiplier les chalandonettes !

 

Dans la foulée, la Fédération des Organismes d’habitat social disait sa crainte de voir une explosion sociale solder les conséquences de la politique urbaine menée jusque-là. Les Anciens se souviennent encore des nuits chaudes des Minguettes, en écho à son avertissement. En 1979, le patron des HLM proposait de détruire 300 000 logements sociaux ! Le débat n’est pas clos puisqu’en octobre 2021 du calendrier local la ministre du Logement a été contrainte de se déjuger après avoir déclaré que la maison individuelle « ce rêve des Français dans les années 1970… était un non-sens écologique, économique et social ».

 

   Je m’interroge, chère Roxane, sur cette question de mon ami l’architecte : l’idéologie de l’insécurité trouve-t-elle son terreau dans les erreurs et l’inconstance de la politique de l’urbanisme conduite depuis les années soixante ? Je t’en informerai, car j’ai hâte de voir comment les différents candidats aborderont, ou non, cette question cruciale pour l’avenir d’un pays qui semble hésiter entre les contraintes sanitaires et la bamboche de repas apoplectiques.

 

   Réjouissez-vous, Chère Roxane, en notre sérail d’Ispahan, auprès de vos belles amies circassiennes et moscovites, de savoir que le couscous de nos coreligionnaires du Maghreb est toujours plébiscité dans les cantines des manufactures de France.

 

Traduit du persan par Jean-Claude Ribaut

 

 

* Les Lettres persanes sont un roman épistolaire rassemblant la correspondance fictive échangée entre deux voyageurs persans, Usbek et Rica, et leurs amis restés en Perse. Publié anonymement par Montesquieu en 1721.


Jean-Claude Ribaut, architecte, écrivain, chroniqueur gastronomique.

Collaborateur à LaRevue : pour l'intelligence du monde, SINE Mensuel, Dandy magazine, Tentation (trimestriel), Plaisirs (magazine suisse bimestriel), Le Monde de l'épicerie fine, Le Monde des grands Cafés, le Petit journal des Toques blanches lyonnaises, Atabula (plateforme d’information et d’opinion numérique sur la gastronomie en France et à l’étranger), Chroniques d'architecture, etc. Après avoir officié au journal Le MONDE pendant 25 ans (1989-2012), et avoir fait ses premières armes journalistiques dans COMBAT.

Membre fondateur de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires (M.F.P.C.A – Le Repas gastronomique des Français) depuis 2007; membre fondateur de La Liste depuis 2015
Auparavant :
Chroniqueur au Moniteur des Travaux Publics (1979-1995), Régal, Thuriès, Guides Gallimard des Restaurants de Paris (1995)

 

Dernier ouvrage paru : "Voyage d'un gourmet à Paris" (Calmann-Lévy, 2014). Prix Jean Carmet 2015.

Jean-Claude Ribaut est membre du conseil scientifique du PRé et co-anime la rubrique "Tutti Frutti".

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