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L'AFFAIRE DITE DE LA MOSQUEE DE STRASBOURG, par Patrick Franjou


Notre ami Patrick Franjou nous soumet quelques réflexions "toutes personnelles"  sur la polémique née  après la décision du conseil municipal de Strasbourg d'adopter le principe d'une subvention de plus de 2,5 millions d’euros pour aider l'organisation Millî Görüş, une association turque accusée de promouvoir l'islam radical, à financer la construction de la mosquée Eyyub Sultan, qui serait la plus grande d'Europe, située dans le quartier de la Meinau.  Proche des Frères musulmans, cette organisation islamiste européenne compte 100 000 adhérents sur le Vieux Continent. Son antenne française, la Confédération islamique Millî Görüş (CIMG) fédère quelques 300 associations et plusieurs dizaines de milliers de fidèles en France. Patrick Franjou privilégie ici le volet "turc" du dossier et en restant "autant que possible" à l'écart de la polémique locale et nationale sur le sujet.


 

   Millî Görüş a été créé en 1969 par Necmettin Erbakan qui deviendra plus tard Premier Ministre.

Erbakan est le fondateur de plusieurs partis islamistes, avant d’être marginalisé par Erdogan qui prend le pouvoir avec l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement) en 2002, en s’affichant comme un "conservateur démocrate " et un pro européen, relativisant son agenda islamiste. Pour donner une idée de la pensée politique d'Erbakan, cette citation : " Les Européens sont malades, l 'Europe entière deviendra islamique. Nous conquerrons Rome ". Recep Tayip  Erdoğan déclarera lui plus tard que "l’assimilation (des Turcs en Europe) est un crime "

 

 

Millî Görüş s’est implantée en Europe en commençant par l 'Allemagne avec un siège à Cologne. Elle est en lien étroit avec le régime d’Ankara, l'AKP et le Diyanet (Diyanet İşleri Başkanlığı), puissante administration religieuse créée par Mustafa Kemal Atatürk, voix historique du culte musulman sunnite turc. Son activisme a appelé l’attention de l'Office de protection de la constitution allemande qui l’a placée sous surveillance dans la catégorie « islamisme, terrorisme islamiste ». Certains de ses dirigeants sont en outre accusés de malversations financières .Cette mise sous surveillance est pratiqué également par les Offices au niveau des Länder (Etats-régions), avec l'accord de leurs exécutifs et sous contrôle de leurs parlements, notamment au Bade Wurtemberg, géré par les Grünen, les Verts allemands, et voisin de l'Alsace. 

 

Présente en France avec 70 mosquées, Millî Görüş s’est fait connaitre par son refus, avec deux autres organisations liées à la Turquie, de signer la Charte des principes de l’islam proposée par le CFCM (conseil français du culte musulman) dont elle est membre. Pour justifier son refus, Millî Görüş avance le manque de temps pour consulter les mosquées, la base .L 'argument peut faire sourire de la part d’une organisation à la tradition très centralisée. Plusieurs points de la Charte peuvent en effet poser problème à ce mouvement : le primat des lois de la République, le refus des ingérences étrangères, la condamnation de l'homophobie, et le droit affirmé à renoncer à une religion ou à en changer (apostasie). Ajoutons qu’ 'il est peu probable que la décision des trois organisations pro turques membres du CFCM de ne pas signer ait été prise sans concertation avec Ankara, dans un contexte de tensions entre les deux pays et d'échanges d'amabilités entre Macron et Erdoğan.

 

La Turquie s 'est signalée ces dernières années par une politique étrangère particulièrement agressive : en Syrie où elle occupe de facto une partie du territoire et où elle pourchasse les Kurdes, dans le récent conflit du Caucase, en intervenant en Libye, en Méditerranée orientale en menaçant des navires grecs et français, à Chypre en soutenant les éléments les plus radicaux de la République autoproclamée  du Nord de l’Ile. Erdogan poursuit un agenda nationaliste, et vise en même temps à s’affirmer comme leader du monde islamique, en s’appuyant sur ses alliés du Qatar et en profitant des difficultés des autres puissances de la région, l'Iran et l 'Arabie saoudite. A  cet égard, la transformation de la basilique Sainte Sophie en mosquée intervenue en Juillet dernier est un signal envoyé au monde musulman en même temps qu’un coup porté à l’héritage d'Atatürk qui en avait fait un musée. 

 

Depuis Janvier cependant, Erdogan envoie des signes d’apaisement, en reprenant langue avec les Européens, en négociant avec les Grecs, et même en normalisant ses relations avec l’Egypte de Sissi. Les Européens semblent en avoir pris acte lors du dernier Conseil en ouvrant la perspective d'une consolidation des accords douaniers avec la Turquie en échange d'une baisse de la tension notamment en Méditerranée orientale. Mais  il y a un manque criant dans la position européenne, la question des valeurs et des droits de l’homme.

 

En Turquie en effet, ce n’est pas du tout l'apaisement. Plusieurs dizaines de milliers de personnes détenues suite au coup d 'Etat de 2016, normalisation définitive de l'université (qui était avec la magistrature et l'armée un des piliers du kémalisme), menaces de mise hors la loi du parti HDP (Halkların Demokratik Partisi, parti démocratique des peuples qui fédère les Kurdes et une partie de la gauche dont les Verts locaux) dont une partie des dirigeants sont déjà détenus, la liste est longue. S’y est ajouté le retrait, récemment annoncé de la Turquie, de la convention du Conseil de l'Europe sur les violences faites aux femmes, dans un contexte d’accroissement des féminicides et des agressions contre les LGBT. Il n’apparait pas que Millî Görüş ait joué un rôle moteur dans cette décision, il est probable en revanche qu’elle l’approuve et l'accompagne.

 

L’autorité d’Erdoğan est pourtant déstabilisée : gestion erratique de la crise sanitaire, marasme économique, chômage élevé. Et le récent congédiement inexpliqué du gouverneur de la Banque centrale n’est pas de nature à rassurer les investisseurs L'autocrate doit composer avec les surenchères nationalistes de son partenaire de coalition, le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, parti de l’action nationaliste, d’extrême droite, parrain des Loups Gris, milice para-militaire qui s'est illustrée en France par des chasses à l'Arménien). Dans les sondages pour la présidentielle de 2023, il est donné accroché voire battu par ses deux adversaires potentiels, les maires d'Ankara et d 'Istanbul, issus de la formation de gauche républicaine, le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, parti républicain du peuple créé en 1923 par Atatürk).

 

Un autre élément perturbant pour Ankara est l'attitude des Etats-Unis. Biden est décidé à être nettement moins complaisant à son égard que ne l’avait été Trump. Il a qualifié Erdogan d '"autocrate», et l’achat par la Turquie, membre de l’OTAN, à la Russie du système de défense antiaérien S 400 ne passe pas à Washington. 

 

Dans ce contexte, Erdogan n’abandonnera pas facilement l’outil que constitue pour lui le contrôle religieux et politique des immigrations turques en Europe, en Allemagne et en France principalement mais aussi aux Pays Bas, en Belgique, etc. Lors du dernier referendum constitutionnel, il avait obtenu les voix de 60 % de la communauté turque en Allemagne et en France .Et comme cette communauté compte beaucoup de binationaux, ses éventuelles consignes de vote peuvent peser dans les élections à venir en Europe, à commencer par l'Allemagne. Pour ce qui nous occupe ici en France, Milli Gorus est un instrument de cette politique d’influence du régime turc, car rien d’indique en effet que la branche française ait quelque autonomie vis à vis d 'Ankara.

 

Dans ce contexte, sauf à jouer les va-t’en guerre, l’UE et le France sont obligées de faire avec Erdogan ce qui n’interdit pas de dialoguer avec ses opposants et de les aider par tous moyens possibles. De la même manière, pour les questions relatives au culte musulman en France, il faut parler avec les représentants de l’islam turc tels qu’ils sont aujourd’hui.

 

Dans une démocratie moderne, c’est la responsabilité du gouvernement d’informer les leaders de l’opposition républicaine, le cas échéant les maires des grandes villes s’ils sont concernés, des problèmes que peut poser à la sécurité nationale telle ou telle influence étrangère .Et cela ne se fait pas à coup de tweets, ou par la mise en cause à des fins partisanes ou électoralistes d'une formation politique (en l 'occurrence ici EELV );

 

Mais à l’inverse, la mairie d'une ville, capitale européenne et à forte visibilité internationale, doit se doter d’une expertise adéquate, ou mobiliser celle qui existe, pour bien évaluer les conséquences locales, nationales, et internationales d’une convention avec un partenaire aussi encombrant que Millî Görüş.

 

   Quelle issue est possible ? Dans le cadre concordataire qui prévaut en Alsace, il est licite de financer la construction d’un lieu de culte, et depuis 1999, cela peut être une mosquée. Ce financement n’est pas obligatoire, mais un traitement équitable de toutes les confessions suggère de l’accorder .Ces points ne font pas trop débat, sauf avec la droite extrême.

Mais il y a une ligne rouge, une condition absolue : que Millî Görüş signe la Charte de principes de l 'islam, ou à tout le moins un document en reprenant tous les points essentiels .Si tel n 'était pas le cas, ce serait une grave entorse aux principes républicains, et un encouragement à toutes les dérives .Et un mauvais signal envoyé aux organisations qui ont accepté de s 'engager pour cette charte, et au-delà d 'elles à la très grande majorité des musulmans de ce pays .

 

Patrick Franjou  a accompli l'essentiel de sa carrière dans la fonction publique; il s’est spécialisé dans le domaine de la dimension européenne et internationale de l’éducation. Il a été l’un des acteurs et des promoteurs de l’espace européen de l’enseignement supérieur et a assisté la Commission Européenne pour la rénovation des universités d’Europe centrale et orientale. Il a été directeur des affaires européennes du conseil régional d'Ile de France.

Engagé dans la gauche alternative dans les années 70 et 80, il a rejoint les Verts en 2000. Membre des instances nationales de cette formation, il l’a représentée au Conseil du parti vert européen (PVE). Au sein d'EELV dont il fit partie de son conseil fédéral, il s'est efforcé de promouvoir l'idée d'une "écologie positive".

Depuis 2017, il anime le club de l’Olivier.

Auteur notamment d'"Ecologie politique en Europe, après un automne prometteur" inla revue Multitudes 2019/1, N° 74.

 

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Commentaires: 1
  • #1

    ELIOT (jeudi, 08 avril 2021 19:14)

    Explication claire, documentée et apaisée.
    Merci monsieur Franjou