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LA VILLE DU QUART D'HEURE ET LES NOUVEAUX REMPARTS DU TEMPS, par Jean Naem

Jean Naem : "  LE QUART D'HEURE EST L'ENNEMI DE LA CIVILISATION. C'EST LE DERNIER, LE MAUVAIS, LE SALE QUART D'HEURE ".

Jean Naem, est un spécialiste de l’habitat social et de l’immobilier d’intérêt général, local et environnemental. Il est directeur «Habitat Collectif » chez Océa Smart Building (expertise en pilotage de la performance immobilière et environnementale)


 

 

On a beaucoup commenté souvent de manière sarcastique la nomination à la ville de Paris, d’un adjoint au quart d’heure.

Carlos Moreno*, insatiable inventeur de la ville de demain porte cette idée. Elle pénètre en profondeur l’urbanisme des grandes villes occidentales.

 

 

 

earlymetrics.com

 

Sur le fond, le projet est enthousiasmant, chacun sait que le temps contraint n’est plus le temps de travail mais le temps de la mobilité. Que cette mobilité coûte très cher à la population d’abord, à la collectivité et à l’environnement ensuite. Les transports sont le cauchemar des temps modernes. Le bus brûle, la ligne 13 oppresse, la Zac Rive Gauche transforme l’achat d’un paquet de couches pour un jeune couple en une séquence involontaire marathonienne.

 

Pour gagner du temps, les urbains font travailler les autres, les livreurs, les fabricants de téléphones intelligents, les commerces de nuit et du dimanche. Ramener à un quart d’heure du domicile, le travail, la culture, l’éducation des enfants, la santé, les courses, les activités sportives, c’est effectivement un challenge qui vaut bien un adjoint et son équipe !
Après ce tableau idyllique d’un avenir piétonnier radieux comme la cité totale de Le Corbusier, j’ai le regret d’écrire que je déteste cette utopie.

La ville les 15 minutes, c’est la ville d’une bourgeoisie qui se cache derrière les remparts du temps. À moi le quart d’heure, aux autres, banlieusards, provinciaux, travailleurs de la journée, soignants de la nuit, fonctionnaires de jour, cuisiniers sans-papiers, migrants en CADA, étudiants en résidences, très vieux en EHPAD, taxis, ubers, la ville des quatre heures de transports.
On connaissait la ville des inclus, les Venise, Londres, Amsterdam, Paris d’Haussmann des marchands affairés, des théâtres, des banquiers, des politiques… On vit chaque jour avec dans la tête à peu de Jérusalem, de Rome, de Bagdad, de Tombouctou, de Katmandou, de Moscou ou La Havane…

 

On connaissait les nouveaux inclus des villes de ports, immigrants brûlants d’espoir à New York, Rio, Shanghai. Enfin, on connaît les cités de l’intelligence : Bologne, Heidelberg, Louvain, Montpellier, Los Angeles… Des villes ouvertes, des villes du passé, de l’avenir et du rêve. Ces villes sont des villes éternelles, le temps n’existe pas. Très souvent, la moitié de leurs habitants ne sont pas nés sur place, ils sont même en bref séjour, en transit spirituel, touristique, pour le business, pour une raison élevée ou sensuelle. C’est là que la ville du quart d’heure heurte à Paris la légende de cette ville. Une heure de marche à Paris, ce n’est pas un quart d’heure de scooter à Levallois.

 

Dans ces villes, le temps c’est autre chose. Je pense à Marius dans le film de Pagnol, Marseille c’est trop court, il rêve d’un temps long. Le temps chronométré, c’est le temps que vous n’avez pas. Le paradoxe premier du pari de la ville du quart d’heure, c’est qu’à ralentir le pas, les urbains vont rendre la planète hystérique. Car hélas, dans les deux tiers du monde, on « subit », le temps des occidentaux. Je connais les embouteillages monstres des grandes métropoles du tiers-monde, les mobilités dangereuses dans toute l’Afrique.

 

Il y a les enfants du magnifique film Les chemins de l’école qui mettent des heures ou des jours à rejoindre l’école. Je pense à ces enfants croisés par milliers sur les routes de la province du Natal, marchant pieds nus pendant des heures et des heures. N’allons pas très loin, en banlieue, le cauchemar est matinal : des trains toujours en retard, des bouchons à l’entrée de Paris, des desserts de bus aléatoires y compris dans des zones économiques dynamiques comme Vélizy inaccessible en transport rapide. Songeons aux victimes du catastrophique aménagement en zone qui déplace chaque jour aux quatre points cardinaux 80 % de la population de l’Île-de-France.
En attendant le grand huit, l’égoïsme des villes centre est manifeste. Il suffit de se référer aux décalages électoraux récents entre les communes des métropoles et la capitale régionale.

 

La ville quart d’heure, c’est la ville qui bannit son accès aux camionnettes diesel des artisans, livraisons de victuailles, pourtant vital à tous. C’est aussi cette ville, qui transforme ses gares dans de curieuses fonctionnalités urbaines qui servent à tout sauf à faciliter la vie des voyageurs : esplanade gigantesque, accès taxis improbables, omniprésence de boutiques franchisées à l’utilité sociale incertaine. Le sommet est atteint avec des pianos installés quasiment en lieu et place du service handicapé comme c’est le cas à la Gare de Lyon. La ville du quart d’heure, on l’a compris n’est pas celle des exclus, banlieusards, livreurs, plombiers, infirmières, handicapés…

 

Les octrois sont déjà là, la police veille et procède à la sélection faciale des exclus un peu trop téméraires qui tentent de s’infiltrer. La ville quart d’heure, devient la ville de la demi-heure du contrôle de ticket ou d’identité et aux plus récalcitrants, la cité des 48 heures de garde à vue. La caricature est osée, mais je vous propose d’observer les flux de population de la Défense. Tôt le matin, sortent du RER les bronzés des cols bleus, agents de maintenance nettoyage des tours de verre et acier, serveurs des restaurants, agents d’accueil des sièges d’entreprise. Un peu plus tard de la ligne un du métro, débarquent les employés, hommes et femmes en costume gris de laine fine, armée uniforme du tertiaire. Invisible enfin, les boss, qui accèdent avec leurs propres voitures de fonction à leur bureau par les parkings souterrains. Pour les uns, c’est la ville deux heures, les autres celle d’une heure collée serrée, les derniers la demi-heure au volant à écouter les infos.

 

À Johannesburg, pendant l’apartheid, les ouvriers noirs devaient quitter la ville après le travail. C’était une aliénation, dans nos grandes villes c’est une contrainte volontaire, mais…Car la ville du quart d’heure, qui n’est pas celle des exclus, ni celle des inclus (la cité idéale ouverte et créatrice), c’est la ville des reclus. De ceux qui s’inquiètent, dans les grandes métropoles régionales, de la prolongation d’une ligne de tramway, de l’arrivée d’une gare TGV.

 

Ces projets scandaleux amènent les indésirables. De ceux qui à Paris, piétonnisent leurs rues et pétitionnent dès qu'une activité ou un commerce susceptible de vivre après 20 heures se manifeste. C’est la ville des braves gens, qui n’aiment pas trop les logements sociaux, la proximité des familles, le bruit des écoles, le cri des enfants dans les parcs. Reclus dans leur footing matinal le casque sur les oreilles, le temps est devenu un rempart bien plus solide que les murailles de Philippe Auguste ou les fortifs de Vauban.

 

Derrière le slogan juste de se réapproprier la ville, il y a l’idée de ne pas la partager. Comme au temps des vikings, les barbares finissent par forcer le partage ou tout saccager. Les quartiers chics de Paris sont devenus le défouloir des gilets jaunes de la Picardie périurbaine et des cités de Seine-et-Marne.
A l’intérieur, les bourgeois urbains ne voient rien, les murs sont trop hauts, et leurs vélos peu empathiques. Je fais hélas partie des gens que la santé rend désormais mortelle toute tentative de monter sur un vélo. J’ai été horripilé pendant les municipales par l’imagerie officielle quasi soviétique de tous ces candidats perchés sur des vélos, empanachés d’une écharpe verte de préférence.

 

Le vélo va tous nous mettre dans le chronomètre du quart d’heure ! Avec l’aide sans doute des sportifs de Deliveroo ! Notre communauté de non vélocipédiste est nombreuse. Elle est constituée des handicapés, des enfants (parce que leur faire faire du vélo dans Paris pas terrible…), des vieux, des plâtrés provisoires, livreurs de piano, médecins de nuit. La Covid nous a détourné des urnes, on ne ratera pas la prochaine séance ! Le vélo à toutes les sauces de la mobilité et de l’urbanisme, c’est la transition environnementale et humaine à 10 balles.
Il n’y a pas besoin de connaître par cœur le professeur Charcot et son deuxième principe de la thermodynamique pour comprendre qu’il n’y a pas d’ordre ni énergie son mouvement. On ne va pas supprimer les trains, les avions, les bateaux pour vivre en autarcie avec des navets issus des semences de Pierre Rabhi plantées sur le balcon.

 

La ville d’une heure, d’un mois d’un an, sera heureuse, respectueuse de la planète, si nous investissons

massivement dans un urbanisme puissant, intelligent de très haute qualité. Idem sur la voiture : vive l’automobile symbole de liberté ! Elle doit ré-embellir les rues comme il y a 50 ans. Elle peut pratiquement ne rien consommer, elle peut et doit être lente, sûre. Vive les low riders !

Le temps dans une limousine ou dans une méhari n’existe plus.
Vive les trains de nuit, les couchettes, les avions électriques, les voiliers.
 

Le quart d’heure est l’ennemi de la civilisation. C’est le dernier, le mauvais, le sale quart d’heure. Je ne vais pas me

faire que des copains. Mais comme pour Jéricho, les cités qui ont gardé leurs remparts ont connu un sort funeste ou décadent : Troie, Carcassonne, Aigues-Mortes, Samara… Autour d’elles, le désert, il ne reste que leurs murs et le temps qui balaie les rues abandonnées pour l’éternité.

 

Dernières publications de Jean Naem sur le site du PRé : "Amabam amare" (14-04-2020) et "Le vertige du vide" (26-11-2019)

 

*Carlos Moreno, universitaire, professeur associé à l'IAE de Paris, co-fondateur et directeur scientifique de la chaire ETI « Entrepreneuriat, Territoire, Innovation » à l’Univ Panthéon-Sorbonne, spécialisé dans l’étude des systèmes complexes et dans le développement des processus d’innovation, est le promoteur du concept de "La ville du quart d'heure " repris par Anne Hidalgo qui en a fait un axe central de son second mandat qui avait également annoncé en janvier dernier la création d’une académie du climat qui s’installerait dans la future ex-mairie du 4° arrondissement de Paris.

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