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LA SAGA "DIDIER RAOULT" : DECONFINER LES ECOSYSTEMES, par Jean-Marie Pierlot, spécialiste de la communication associative

 

   La popularité du Professeur marseillais qu’on ne présente plus a fait couler beaucoup d’encre, en France et dans de nombreux autres pays.

A-t-il raison ? A-t-il tort au sujet de la pandémie du Covid-19 et des solutions thérapeutiques qu’il a pratiquées pour soigner les personnes contaminées par le virus ?

Fallait-il ou non privilégier le fameux traitement à l’hydroxychloroquine, associée ou non à d’autres médicaments ?

 

Un Gouzou peint par le grapheur du Havre Jace, accroché dans le bureau du Pr Raoult

 

L’objectif de cette réflexion n’est pas de répondre à ces questions. Mais plutôt de s’interroger sur les ressorts sociaux et médiatiques qui ont propulsé Didier Raoult au premier rang des controverses.

 

Lui-même évoque l’ « écosystème » scientifique dans lequel il s’inscrit, qui le mettrait à l’abri des discours des autres « écosytèmes », journalistiques ou politiques. De la théorie des Champs chère à Pierre Bourdieu à l’enquête sur les Modes d’existence développée par Bruno Latour[1], des sociologues ont tenté de cerner « d’où ça parle » et à quel régime de vérité ces lieux trouvent leur légitimité.

 

Pour découvrir la posture au-dessus de la mêlée qu’il prétend occuper, rien ne vaut mieux que de se pencher sur ce moment d’anthologie que constitue son interview du 3 juin dernier, sur la chaîne télévisée continue BFMTV par deux journalistes, Ruth Elkrief et Margaux de Frouville[2].

 

Privilégiant son rôle de médecin soignant quotidiennement les malades atteints du virus par opposition à celui des chercheurs enfermés dans leur laboratoire, le professeur Raoult rappelle aux deux journalistes qui l’interrogent : vous et moi, nous ne vivons pas dans le même « écosystème ». Vos informations sont médiées, vous ne consultez pas les sources scientifiques, à l’inverse des spécialistes qui en ont une appréhension directe.

 

Alors, qu’est-ce qui propulse le Professeur Raoult, un éminent scientifique reconnu par ses pairs comme un virologue de premier plan, au sommet de la controverse politico-médiatique et scientifique ? D’où tire-t-il sa popularité dans le champ médiatique ?

 

Lors de l’interview, Didier Raoult propose à ses deux interlocutrices une petite leçon d’épistémologie pour expliquer toute l’agitation politique autour de ses déclarations. Lorsqu’un scientifique propose une découverte totalement originale et novatrice, la première réaction de l’establishment, scientifique ou non, est de crier au scandale ou à la folie (qui rappelle la condamnation de Galilée). La seconde phase est celle de la controverse et de la discussion, avant qu’une troisième phase ne conclue à l’adoption – ou au refus définitif - de cette idée neuve. Il n’est donc pas étonnant, souligne-t-il, que le monde politique, de Donald Trump à Emmanuel Macron, s’ébroue dans tous les sens – ce dont il ne s’estime pas directement responsable.

 

Cette posture du scientifique d’avant-garde incompris et sûr de tenir les bonnes solutions thérapeutiques (face aux confrères qui s’interrogent sur la légitimité de ce qu’il présente comme les réussites de ses traitements à la chloroquine[3]), Didier Raoult l’a construite en intervenant de manière provocante dans le champ médiatique.

 

Face à la montée de l’inquiétude suscitée par le développement de la pandémie en France et dans les autres pays européens au début de cette année, les médias partent à la recherche de réponses rassurantes auprès des scientifiques. Le premier, le professeur Didier Raoult proclame dès le 26 février sur la chaîne Youtube de l’IUH-Marseille où il réside : « Fin de partie pour le covid-19 ».

 

Ce message contraste violemment avec toutes les annonces inquiètes des épidémiologistes et virologues reconnus et provoque un premier scandale dans la communauté scientifique. La controverse se déplace sur le terrain des médias. Les journalistes veulent des réponses simples à communiquer à leurs audiences et se nourrissent des oppositions entre des prises de parole dans l’espace public. Très vite, les positions se cristallisent entre partisans et opposants à l’éminent professeur, dont la réputation apparaît d’emblée incontestable au sein des milieux scientifiques. Cet exercice de ping-pong, courant dans les milieux scientifiques, est ici exposé sur la place publique et dans les médias – et fait exploser les audiences, tant dans les médias traditionnels que dans les médias sociaux. Ces derniers abritent par ailleurs de nombreuses théories complotistes, répandant l’idée que le gouvernement français privilégie les médicaments des industries pharmaceutiques plutôt que les dérivés de la chloroquine, molécule éprouvée dans les traitements antipaludéens et préconisée par le professeur Raoult dans le traitement de la pandémie de coronavirus.

 

Et lorsque le président des États-Unis Donald Trump déclare, le 19 mars, qu’il approuve l’hydroxychloroquine comme traitement du covid-19, l’emballement médiatico-politique est à son comble. Il franchira encore un cap quand le Président Emmanuel Macron rend visite au professeur à Marseille le 9 avril : la controverse entre les anti-système et le pouvoir politique institué est alors bien établie et ne faiblira plus. En mars 2020, Didier Raoult apparait en deuxième place du baromètre Odoxa des personnalités préférées des Français. Sa chaîne YouTube de l'IHU de Marseille totalise des millions de vues ; son compte Twitter personnel atteint 100 000 abonnés trois jours après sa création fin mars et approche les 600 000 en juin 2020[4] !

 

   En définitive, la plupart des scientifiques, Didier Raoult compris, reconnaissent qu’ils ignorent encore beaucoup de choses concernant l’évolution de ce coronavirus. L’incertitude suscite des angoisses non seulement dans le domaine de la santé, mais aussi de l’économie et de la société. Face à ces zones d’ombre, une figure emblématique, dont le discours affirmé tranche avec les imprécisions résultant des débats entre le Conseil scientifique Covid-19 et le gouvernement, suscite l’adhésion de millions de citoyens en France et ailleurs dans le monde.

 

Voilà comment s’est construit progressivement le mythe Didier Raoult.

Son nom restera-t-il associé à l’avenir à la victoire contre le covid-19 ?

Ou tombera-t-il dans l’oubli ? Nous ne le saurons sans doute que dans quelques années. En attendant, les cierges à l’effigie du Sauveur de la pandémie continuent à connaître un succès de vente sur les marchés de Marseille[5]

 


[1] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence - Une anthropologie des Modernes, Ed. La Découverte, Paris 2012.

[3] Voir notamment l’article d’Hervé Morin dans Le Monde du 17 juin 2020.

[4] Xavier Demagny sur France Inter, 27 mars 2020.

 


 

   Jean-Marie Pierlot est un spécialiste de la communication associative qu’il a pratiqué dans divers secteurs (santé, environnement, aide humanitaire, développement, droits humains).

Il est aujourd’hui administrateur de l'association Entraide et Fraternité et membre du Centre d'Etudes de la Communication (CECOM) de l'Université catholique de Louvain.

Il fut maître de conférences associé à l’Université de Louvain et a travaillé durant plus de vingt-cinq ans dans les bureaux belges d’ONG et d’associations internationales (Croix-Rouge, Amnesty International, WWF) en qualité de responsable de la collecte de fonds privés et de la communication ou de porte-parole.

Auteur de plusieurs livres dont La communication des associations (Ed Dunod, 2014) et Les nouvelles luttes sociales et environnementales (Vuibert, 2015), avec Thierry Libaert.

Jean-Marie Pierlot est un contributeur du PRé (dernière article : La-saga-didier-raoult-deconfiner-les-ecosystemes, 30-06-2020)

 

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