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ERIGER PLUTOT DE NOUVELLES STATUES ! Par Benjamin Stora, historien, professeur des Universités

 

 

Faut-il ou non déboulonner dans l’espace public en France les statues de figures de l’histoire dont le nom est associé à des prises de position et des comportements racistes ou colonialistes particulièrement détestables ?

On ne saurait traiter une telle question sans s’interroger sur son contexte, passé et présent, si l’on veut éviter le risque d’une réaction simpliste.  

 

La dénonciation d’un racisme reçu en héritage de la période coloniale a provoqué le retour d’un débat sur les périodes sombres de l’histoire française. Que les populations issues des profondeurs de l’histoire coloniale sont particulièrement visées par ce racisme, par des comportements caractérisés par le mépris, le manque de respect, n’est pas contestable. Les faits sont connus, répertoriés, documentés.

 

 

 

 

Mais peut-on parler de « racisme d’État » à l’œuvre dans une société postcoloniale en France ?

Cela impliquerait un projet politique. Le « racisme d’État » renvoie par exemple à l’époque de Vichy. Mais la France de 2020 n’est pas celle de 1940.

 

On doit pourtant s’interroger sur cette persistance d’un racisme lié au passé colonial.

On a pu penser que l’imaginaire colonial était dépassé depuis l’avènement des indépendances dans les années 1960. Qu’il fallait désormais plutôt s’atteler à la construction des Etats et, en France, à la question sociale, autrement dit à l’amélioration des conditions matérielles d’existence des travailleurs. Mais on s’est aperçu progressivement que le passage à la décolonisation n’avait pas tout réglé : les attitudes, les hiérarchisations de type communautaire qui existaient à l’intérieur de la société coloniale sont passés pour une bonne part d’une société à l’autre.

L’histoire antérieure n’a pas disparu comme par enchantement. Elle a nourri des positionnements qui continuent de diviser la société française. Et une « guerre des mémoires » qui a pris de l’ampleur depuis le début des années 2000. Notamment autour de la question de l’universalisme. Suffit-il de proclamer l’universalisme des droits humains pour assurer une réelle égalité ? Mais n’est-ce pas la seule façon d’éviter l’essentialisme, le renvoi aux origines ?

 

On pourrait aider à dépasser ce débat en redonnant toute sa place à la transmission de l’histoire des luttes anticoloniales en France. Malheureusement, on assiste plutôt aujourd’hui à un effacement de la mémoire de ceux qui n’ont pas accepté la colonisation. Nombreux sont les Français qui, de Clémenceau à Gide et de Sartre à Vidal-Naquet, se sont opposés à cette entreprise de domination des peuples. Si on ne transmet pas cette mémoire du refus, existe le sentiment d’une France homogène qui aurait accepté de tous temps les principes de la colonisation.

Ce qui n’est pas vrai. Des dirigeants nationalistes algériens comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj, ou le leader tunisien Habib Bourguiba, parlaient eux-mêmes d’une « double France ». Une France qui opprimait à travers la domination coloniale et une France sur laquelle on pouvait aussi s’appuyer pour favoriser l’émancipation citoyenne et l’accès à l’indépendance.

 

Les déboulonnages des statues, ou des plaques de noms de rues, doivent être regardés avec tout cela en tête. Certes, on peut considérer que de tels actes n’ont pas à être tabous. Ils ne sont d’ailleurs pas si nouveaux : ils ont accompagné la Révolution de 1789 et, ailleurs dans le monde, tant de changements de régime et de renversements de dictateurs. Mais s’ils peuvent en fin de compte faciliter l’ouverture de débats esquivés en permanence en France, ils comportent un danger : vouloir effacer l’histoire, c’est prendre le risque de la voir resurgir.

L’essentiel, ce n’est pas d’éradiquer, c’est d’interroger le récit national à propos de la colonisation et de transmettre l’histoire dans sa complexité. Par exemple, expliquer le rôle, le statut des personnages liés à la colonisation, à l’esclavage ; documenter ce qu’a été cette période sombre de l’histoire de France. Débaptiser ou déboulonner ne suffit pas, et encourage la paresse intellectuelle et politique. Ne ferait-on pas mieux d’ailleurs … d’ériger surtout de nouvelles statues pour glorifier des figures de l’anticolonialisme, de l’émancipation des peuples et des combats pour l’égalité ?

 

 

Benjamin Stora, professeur des Universités, docteur en sociologie et docteur d’Etat en histoire, est un spécialiste de l’empire colonial français, de l’immigration en France et de l’histoire du Maghreb contemporain.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, entre autres, Le Mystère de Gaulle : son choix pour l’Algérie (Robert Laffont, 2009), De Gaulle et la guerre d’Algérie (Fayard, « Pluriel », 2012) et Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, avec Abdelwahab Meddeb (Albin Michel, 2013).

Dernier ouvrage paru : Une mémoire algérienne, Ed Robert Laffont, collection « Bouquins », mars 2020, 1088 pages.

 

Benjamin Stora est membre du conseil scientifique du PRé, think tank Pour une République écologique.

La statue d'Edward Colston (1636-1721), qui fut marchand d'esclaves, traînée vers la rivière Avon à Bristol  (AFP - GIULIA SPADAFORA / NURPHOTO)

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Commentaires: 2
  • #1

    Dominique Lévèque (lundi, 22 juin 2020 12:23)

    Cet article de Benjamin Stora nous fait songer incidemment que la tentation d’effacer de l’histoire des personnages de premier plan, qu’ils soient détestables ou honorables, ou les deux à la fois, selon les registres et les jugements du temps, n’est pas nouvelle, elle peut même être le fait des pouvoirs en place et pas seulement de foules exaltées. Singulièrement le fait de régimes à parti unique : on connait tous le rôle que jouait par ex le « Commissariat aux Archives » dans l’ancienne URSS relatant l’histoire soviétique à de strictes fins de propagande, qui n’hésitait pas à effacer des photos de famille des dirigeants communistes, celui qui n’était plus en grâce, plus dans la ligne politique ou était simplement considéré comme un rival dangereux. C’est ainsi que principal leader du parti après Lénine en 1917, Trotsky (Lev Davidovitch Bronstein) fut particulièrement visé par Staline, qui ne se satisfit pas de son assassinat mais voulut effacer son rôle dans la révolution en le faisant effacer des nombreuses photos où il apparaissait aux côtés de Lénine. L’effacement comme outil de propagande est un « must » du régime soviétique qui n’avait cure de falsifier l’histoire.
    Cette tentation n’est donc pas l’apanage de groupes d’activistes pour lesquels tous les moyens sont bons pour faire parler d’eux et faire avancer leur cause, pas plus d’individus ou de groupes de citoyens qui se laissent embarqués par leur enthousiasme et par des réactions sans doute sincères, mais strictement émotionnelles sans réfléchir plus avant. Ou d’autres égarés par des préjugés, quand ce n’est pas par une idée fixe idéologique, voire par l’ignorance qu’ils ont de l’histoire (cf le cas de ces deux statues de Victor Schœlcher, qui a décrété l’abolition de l’esclavage, brisées par des manifestants en Martinique).
    Cela me fait songer aussi que je dois à Benjamin Stora d’avoir appris tardivement que cette grande figure du nationalisme algérien. Messali Hadj, emmuré par l’histoire officielle algérienne pendant de très nombreuses années, vécut dans ma ville natale Niort.
    Et qu’ici aussi, l’histoire a été utilisée pour justifier le sens d’une orientation politique, effaçant les noms des principaux acteurs de cette révolution. Une histoire officielle qui s’édifie après 1962 escamotant des pans entiers de la guerre d’indépendance (et notamment les affrontements sanglants entre le FLN et les messalistes du MNA, entre 1955 et 1962, le rôle des immigrés dans la construction du nationalisme algérien, la mise à l’écart des « berbéristes » et communistes dans les maquis, l’engagement des femmes dans la lutte nationaliste etc..).
    Ce qui aujourd’hui, aux yeux des jeunes générations peut paraître proprement incroyable : comment a-t-il été possible de gommer de l’histoire, de l’enlever de la mémoire du peuple et de la « révolution » algérienne, une figure, telle celle de Massali Hadj, pour ne parler que de lui, qui fit partie des pères fondateurs du nationalisme algérien ? Non seulement cela, mais qui fut le fondateur des premières organisations indépendantistes algériennes, qui batailla contre le système colonial, et qui fût le « symbole des espérances de liberté pour tout un peuple », indissociable de l’histoire contemporaine de l’Algérie, des années 1920 aux années 1950. Au point que Benjamin Stora nous renseigne sur le fait que « l’on pouvait dire de lui, après la seconde guerre mondiale, qu’il était le père, l’« inventeur » de la nation algérienne moderne ».

    Vaincu, Messali Hadj fut écarté du pouvoir « au moment précisément où se réalisait le rêve de toute une vie », l’indépendance de l’Algérie, en 1962.
    Son nom disparaît de l’espace public en Algérie, des lieux de mémoire, des manuels scolaires, des séances commémoratives

    Depuis la fin des années 1970, la production universitaire s’est intéressée à ces pans-là.
    Mais il a fallu attendre la crise du parti unique à partir d’octobre 1988 pour que « s’opère la déchirure des occultations, l’émergence d’une autre mémoire, plurielle. La mémoire de Messali Hadj revient ainsi, par les besoins de la société. »
    Et depuis, le travail biographique a tenté de « répondre au manque de sens qui caractérise une histoire officielle, souvent anonyme et morne. Les récits qui reviennent disent, décrivent des parcours hors normes d’hommes débarrassés des préjugés de leurs temps, porteurs d’ambitions inouïes pour leur pays, décidés à prendre eux-mêmes leur destin en main. Des parcours- citoyens invitent les générations nouvelles à prendre le monde au sérieux, dans sa dimension tragique et exubérante. »
    Notons à cet égard le précieux livre de Benjamin Stora sur Messali Hadj (collec Pluriel, Hachette, 2012) qui nous raconte son rôle considérable et exhume ainsi un (grand) pan longtemps oublié de l'histoire de la colonisation algérienne et de la guerre d'Algérie.

  • #2

    Richa mohammed (lundi, 29 juin 2020 14:09)

    Bj
    Vous dites que le racisme d'Etat c'est Vichy uniquement ! Alors l'indigénat appliqué en Algérie c'etait quoi?
    Je partage néanmoins votre idée qu'au lieu de déboulonner les statues problématiques, il serait plus judicieux de créer de nouvelles qui correspondent aux valeurs de notre époque.
    Ainsi le citoyen aura la possibilité de parcourir l'histoire et constater l'évolution des mentalités et valeurs dans le temps!