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PAUVRES A MARSEILLE, par Philippe Langevin, économiste

 

 

Il faut se rendre à une évidence.

 

Les grands travaux engagés à Marseille, généralement avec le concours de l’Etat, de l’Union Européenne et du Conseil Départemental, n’ont pas amélioré sensiblement les conditions de vie de la plupart des marseillais. Certes, on ne peut pas nier la qualité des pôles d’excellence, les spécialités médicales, les performances de la recherche et de l’innovation, le dynamisme du parc scientifique et technologique de Marseille-Luminy ou du technopôle de Château-Gombert, la diversité des starts-up et les talents des « makers ».

 

On ne peut pas non plus négliger tout le potentiel d’Aix-Marseille-Université, le Grand Port Maritime ou l’opération d’intérêt national Euroméditerranée ; ni contester les crédits mobilisés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Sans pour autant estimer que toutes ces opérations soient exemplaires, il faut bien reconnaître que le Marseille d’aujourd’hui ne ressemble pas au Marseille des années passées ; par contre, la plupart des marseillais sont restés les mêmes. Simplement, les ingénieurs et les aménageurs qui décident la ville et la dessinent sont venus d’autres territoires.

 

 

 

 

 

MARSEILLE VA MIEUX QUE LES MARSEILLAIS

 

En effet ces investissements considérables n’ont pas bénéficié à tous les marseillais. Aujourd’hui, comme hier, Marseille est une ville de pauvres.

Aujourd’hui plus qu’hier, Marseille est une ville profondément inégalitaire. L’image de carte postale qu’on lui associe (il y a beaucoup plus de livres d’image et de photos sur Marseille que d’analyses économiques) n’est pas le reflet exact de la réalité.

Bien entendu, les ingénieurs et cadres supérieurs qui habitent au Roucas- Blanc ou sur la Corniche n’ont pas de problème pour se loger ni pour se déplace, ni pour travailler.

Ce sont les grands gagnants du renouveau de Marseille. Ils sont jeunes, paient des impôts, ont des enfants, fréquentent la Criée ou le MUCEM, et c’est très bien. Mais ils sont ultra minoritaires. Les autres Marseillais, commerçants, artisans ou employés, retraités vivent modestement. Beaucoup d’entre eux vivent même très mal. Leur situation est précaire.

La crise du Corona virus a fait tomber un grand nombre de ménages dans la pauvreté.

Au-delà des images et des clichés, tous les acteurs du développement de la cité Phocéenne peinent à travailler ensemble pour le bien commun. Chacun suit son chemin, défend ses priorités, implique ses propres partenaires sans prendre en compte ce que font les autres, souvent dans le même domaine et en direction du même public. Chaque association a ses pauvres, chaque service public sa réglementation, chaque quartier ses propres intérêts chaque secteur son maire.

 

Cette situation n’est pas propre à Marseille. D’autres grandes villes connaissent le même schéma. Mais elle prend ici une intensité singulière. La cité Phocéenne, parmi les dix premières villes françaises, est la plus pauvre et la plus inégalitaire de toutes. Le nouveau front de mer est caricatural entre richesse et beauté du côté mer et pauvreté et désordre du côté terre.

 

DE TRISTES RECORDS

 

Si on compare la situation économique et sociale de Marseille avec celle des autres grandes villes Françaises on constate de tristes records : solde migratoire négatif (-0,4%), faiblesse du revenu médian ( 18 248€), taux élevé de pauvreté (26%), faible part des ménages imposés (47%), création nette d’emploi entre 2011 et 2016 égale à zéro, inégalité de revenus : avant redistribution les plus riches ont un revenu 14 fois plus élevé que les plus pauvres !

 

Marseille est une des grandes villes françaises où la situation sociale est la plus difficile, en deuxième position après Lille.

Avec une population vieillissante où 4 ménages sur 10 sont composés d’une seule personne, une famille sur cinq est monoparentale et 35 quartiers sont prioritaires dans la politique de la ville. A Marseille, 13% des ménages sont allocataires du RSA, le taux d’activité et très faible (66,8%) et le taux de chômage très élevé (18,3%).

Il faut aussi prendre en compte les disparités entre les 16 arrondissements et les 100 quartiers qui ont chacun leur histoire et peu de relations entre eux. C’est au centre de la ville et des quartiers nord que la population est la plus pauvre et dans les quartiers sud qu’elle est la plus riche.

Il n’y a pas de véritable mixité à Marseille. Tous ces territoires ne font pas un tout cohérent.

Le 3° arrondissement est le territoire urbain le plus pauvre de tout le pays.

Cette situation est catastrophique, surtout si on la met en regard avec les grands travaux dont la ville a bénéficié. En fait, dans cet archipel de territoires, il n’y a pas d’effets d’entrainement des espaces plus dynamiques sur les autres. Les savants parlent d’une économie d’archipel.

 

A Marseille, les solitudes augmentent. 41 % des ménages sont composés d’une seule personne. Le veuvage et les séparations isolent les habitants du reste de la cité, les pauvres aussi qui se ferment sur eux-mêmes et se coupent du monde. Marseille est une ville où les tensions, les conflits, les fractures et même les règlements de compte font partie du paysage quotidien. Le fossé s’élargit entre ceux qui ont un logement, un emploi, une reconnaissance sociale et les autres. Au sein même des précaires, les inégalités sont fortes entre les protégés par l’aide sociale et les exclus de la solidarité nationale, les habitants des cités en politique de la ville et ceux qui n’en relèvent pas, les nouveaux immigrés et les exclus du droit d’asile.

Il y a aussi peu de points communs entre les ménages à très faibles ressources et les sans domicile fixe dont personne n’est capable de préciser exactement le nombre.

La réalité marseillaise n’est pas celle de son image d’une cité méridionale du verbe, d’empathie ou de bienveillance. Pagnol est mort et ses imitateurs sont peu crédibles.

Les crises économiques et maintenant sanitaires ont amplifié les méfiances, voire les hostilités vis-à-vis de l’autre en général : le voisin, l’étranger, le plus riche ou le moins pauvre que soi.

Il n’y a aucun point commun entre un ingénieur qui habite une résidence de prestige à Bonneveine, un commerçant qui survit à Noailles et un jeune chômeur de Saint-Barthélemy. Ils ne sont pas du même monde.

Le sentiment d’appartenance à une même communauté de vie ne résiste pas à la banalité des lieux. Ni Notre Dame de la Garde, ni le Stade Vélodrome, ni la Canebière ou l’avenue du Prado ne sont des territoires de rencontres entre communautés. Chacun de ces lieux a la sienne.

Etre marseillais ne veut plus dire grand-chose. A Marseille, comme ailleurs mais peut être plus qu’ailleurs, l’altérité devient une agression, le pauvre une menace, le migrant un danger.

 

LA PAUVRETE INVISIBLE

 

Quand on pense pauvreté, on fait souvent référence aux sans domicile fixe, probablement nombreux mais dont personne ne peut estimer exactement le nombre. On voit partout des mains tendues et des visages émaciés. Quoi que parfaitement inoffensifs, ils font peur.

On les évite. C’est la pauvreté visible qui s’étale sur les trottoirs et dans des abris de fortune. La population Roms, en errance d’un bidonville à un autre, les demandeurs d’asile en attente d’une décision de l’Etat à leur égard, les gens du voyage sédentarises sont en grande misère. Mais ce ne sont pas les plus nombreux. Marseille est aussi une ville de pauvreté invisible de familles modestes dont les ressources sont insuffisantes pour avoir une vie normale.

On trouve parmi eux, des employés et des ouvriers peu payés, des retraités dont la pension est très faible, des chibanis isolés, des migrants perdus. Les prestations sociales constituent la plus grande part de leurs revenus. Mal logés en HLM ou dans le logement social de fait de grandes copropriétés dégradées, cumulant pour les actifs des périodes d’emploi, de formation, de stage et de chômage, ces foyers cumulent les difficultés financières et d’accès aux services publics. On ne les retrouve pas seulement dans le centre-ville et les quartiers prioritaires. Ils sont partout.

Ils font Marseille.

Globalement, on peut estimer que 40% des marseillais rencontrent des difficultés de conditions de vie et qu’un grand nombre d’entre eux est en train de tomber dans la précarité.

Peu qualifiés, peu mobiles, peu considérés, ils n’ont aucune chance d’obtenir un emploi ou un stage dans les grandes opérations urbaines qui reconfigurent leur quartier. A quelques mètres, les occupants de la tour Méditerranée ou de l’immeuble CGA CGM côtoient sans les voir la précarité des habitants du 2° arrondissement ; comme les scientifiques de Château-Gombert ignorent les habitants de la Rose et les aménageurs d’Euroméditerranée la pauvreté structurelle qui se répand autour de la gare Saint-Charles. D’ailleurs Marseille ne souhaite pas parler de ses pauvres.

Exclus de l’espace et du débat public, les précaires ne participent jamais aux débats citoyens. Leurs lieux de vie sont toujours présentés de façon négative. Les classes favorisées se protègent dans leur logement et leur emploi. Elles font sécession.

 

LES VERTUS DE LA PANDEMIE

 

La crise du corona virus a initié à Marseille des élans imprévus de solidarité.

La mise brutalement à l’arrêt de l’économie a privé une grande partie de la population précaire de tout revenu : celle qui vivait de petits boulots plus ou moins déclarés, des ressources du marché aux puces, du travail au noir, des bricoles d’une économie de bazar, fondamentalement inégalitaire. Le confinement a également stoppé les maigres ressources de la mendicité.

Et chose incroyable digne d’un pays sous développé, la faim est devenue une réalité pour de nombreuses familles.

Le secteur associatif s’est rapidement mobilisé en distribuant des vivres, des paniers repas et des biens de première nécessité aux plus précaires. Les grands mouvements (Secours Populaire, Secours Catholique, Croix Rouge Française, Les Restos du Cœur, la Banque Alimentaire…) ont été accompagnés par de nouvelles associations, le CCAS, des collectifs d’habitants, des initiatives spontanées pour offrir de la nourriture à des ménages qui n’étaient habituellement pas clients de cette forme d’aide sociale : étudiants, familles modestes, immigrés qui ont dû survivre confinés sans ressource. Cette situation a été l’occasion de prendre conscience de la pauvreté à Marseille. Il faut souhaiter que le dé confinement ne stoppe pas ces élans de solidarité populaire qui prouvent que les marseillais ont du cœur.

 

Si la ville a suivi ce mouvement en ré-ouvrant la cantine centrale, ce qui est une bonne nouvelle, elle ne conduit pas pour autant une politique forte de réduction de la pauvreté.

Sans contester son implication pour les Sans Domicile Fixe, il faut bien constater que la lutte contre la pauvreté ou la construction d’une métropole inclusive ne relève pas de ses priorités. C’est au mieux une ambition, au pire une simple déclaration.

Dans les grandes opérations d’urbanisme, la prise en compte des habitants des quartiers reconfigurés est rarement prise en compte. Comme si ça allait de soi. L’observation de la réalité montre pourtant que ce n’est pas le cas. On peut aussi regretter que la question sociale ne soit pas à l’agenda des programmes des élections municipales à Marseille ; comme d’ailleurs la question d’Aix-Marseille Métropole, pourtant responsable de la politique de la ville et de l’insertion professionnelle.

La métropole des maires n’est pas une métropole des possibles.

 

VAINCRE LA PAUVRETE

 

C’est d’abord une question de méthode. La ville a peu de compétences en matière sociale directe. Elle doit impérativement travailler d’une part avec l’Etat, d’autre part avec le Conseil Départemental pour définir et mettre en œuvre une stratégie commune de lutte contre la pauvreté. Dans toutes ses politiques, Marseille doit intégrer la question sociale pour que ses habitants en situation précaires deviennent acteurs de leur propre inclusion ; et dépasser les simples emplois de chantier ou les clauses sociales (ce qui serait déjà positif) pour positionner les habitants d’un quartier en rénovation eu cœur du dispositif.

C’est aussi une problématique qui ne se limite pas aux plus pauvres mais qui concerne la totalité de la population, des entreprises et des administrations. Vaincre la pauvreté ne se ramène pas à un autre regard sur les pauvres mais à une autre vision de Marseille. Toutes les politiques sont interpellées, tous les marseillais doivent être invités à participer à une nouvelle ambition.

Une bonne mesure déjà pourrait lancer un travail de fond : l’arrêt des expulsions, le report des loyers les réductions de dette pour les factures d’eau, de gaz et d’électricité pour les plus pauvres.

 

Trois dimensions sont prioritaires : l’accès au logement par une forte augmentation du parc de logements sociaux et très sociaux, l’accès à l’emploi par l’accompagnement des actifs qui en sont très éloignés et le développement de l’insertion par l’activité économique, les transports en améliorant le réseau des transports en commun. D’autres politiques doivent être conduites pour permettre l’accès de tous à la culture, à la santé et à l’éducation.

Les inégalités considérables qui caractérisent ces domaines, auxquels ou pourrait ajouter le droit à l’alimentation détruisent Marseille.

D’autres mesures qui pourraient sembler secondaires ne le sont pas : la réouverture des fontaines publiques, la mise en place partout de bancs, de toilettes et de bains-douche, la mise à disposition gratuite de pochettes sanitaires, l’organisation de la distribution de repas. Les associations sont souvent les plus à même de répondre à ces dimensions pour insérer les plus démunis. Mais elles ne pourront travailler utilement sans l’appui de la ville et de l’Etat. Déjà, certaines d’entre elles ont dû cesser toute activité, n’ayant plus les moyens financiers de leur implication.

 

UNE QUESTION DE VALEUR

 

Une politique de fraternité permettrait de répondre à la situation sociale de Marseille et d’accorder au combat contre la pauvreté la dimension éthique qui lui donne sens. Les pauvres ne seraient plus une catégorie à part de marseillais démunis mais une composante essentielle de la mixité sociale qui fait la richesse d’une cité.

 

Une politique de fraternité lutterait contre l’isolement et la solitude de familles refermées sur elles-mêmes. Elle contribuerait à réduire les fractures entre classes sociales, entre communautés, entre religions, entre quartiers. Elle faciliterait la création de liens, de mixité, de projets communs, d’écoutes. Elle permettrait de développer des « compétences fraternelles » toute la vie durant : empathie, altruisme, bienveillance, humilité, « care »…

Elle donnerait sens aux « communs » de la vie quotidienne : le respect de l’autre, le souci de l’intérêt général, l’entraide, le don et le partage.

Elle lutterait efficacement contre les inégalités par la redistribution, la fiscalité et la mixité. Elle ne permettrait plus la concentration des plus précaires dans des quartiers réservés et des plus riches dans des quartiers protégés.

 

Une politique de fraternité restaurerait le dialogue dans toutes les formes de l’aide sociale. Elle éviterait le passage systématique par l’informatique de l’instruction des dossiers et de l’administration des aides. Les pauvres seraient écoutés et entendus.

 

De nouveaux métiers fraternels qui font le lien social seraient développés et reconnus comme vecteur efficace du changement et du combat contre la pauvreté : aies soignants, aides à domicile, médiateurs, auxiliaires de vie. La crise du Corona virus en a mis en évidence quelques-uns.

Elle a rendu visible l’engagement des invisibles.

 

Une politique de fraternité serait une politique de l’utilité sociale.

 

La fraternité sera au cœur du changement pour réduire les inégalités, combattre la pauvreté, avoir un toit et un emploi, participer à la vie citoyenne. Elle porterait une ville apaisée, agréable et attractive. La frugalité permettrait de revenir à l’essentiel, le passage d’une économie du bien à une économie du lien. La créativité permettrait de trouver de nouvelles réponses au combat contre la pauvreté : une génération d’entrepreneurs soucieux du bien commun, une administration de l’écoute et non plus du formulaire anonyme, une confiance retrouvée et de nouvelles opportunités.

 

La fraternité s’exprimerait par l’acquisition, dès l’école, des compétences fraternelles (empathie, écoute, bienveillance), le soutien aux tiers lieux (le Cloître, Coco Velten…) et aux mouvements associatifs, la revalorisation des métiers du lien et du soin

 

La frugalité sera dans la valorisation d’une économie de la proximité, la préservation des terres agricoles, le maintien des services publics, le rapprochement de l’emploi des lieux de vie, des commerces de quartier à taille humaine, la régénération des friches

 

La créativité mettrait en place de nouvelles entreprises d’utilité sociale, des activités économiques riches en emploi, des projets partagés innovants, l’intégration des sans papier, des sans abri et des sans-emploi à la société, la participation citoyenne à la gestion de la cité ;

 

Alors, et alors seulement le combat contre la pauvreté à Marseille prendra tout son sens.

 

 

Philippe Langevin est économiste, spécialiste de l’économie régionale et des questions de pauvreté, maître de conférences émérite à Aix-Marseille Université. Président de l’Association Régionale pour le Développement Local en PACA (ARDL Paca).

Egalement président de l’association éditrice d’Aquò d’Aquí.

Philippe Langevin est également l'auteur d'un article "Les Leçons de la pandémie" publié le 6 juin dernier sur le site du PRé.


Extrait du documentaire "Je rap donc je suis" diffusé en 1999 sur Arte. Le 3ème oeil - L'empire (1999) : https://www.youtube.com/watch?v=b5681...

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