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THE LANCET : UN TOUT PETIT MONDE, par Renée Fregosi, directrice de recherche en Science politique à l'Université Paris-Sorbonne-Nouvelle

Au travers de la question du fonctionnement des revues scientifiques, Renée Fregosi aborde le problème de la sélection au sein du milieu scientifique, et plus généralement savant, que vient mettre singulièrement en lumière la controverse autour de la revue The Lancet (avec son étude sur la chloroquine - CQ - et son dérivé, l'hydroxychloroquine - HCQ - financée par Abbott, Medtronic, Janssen, Mesoblast, Portola, Bayer, Baim Institute for Clinical Research, Nupulse CV, FineHeart, Leviticus, Roivant et Triple Gene). Elle pose en creux la question essentielle de quelle recherche, quelle formation après le covid-19 ? Quel recrutement et quelle promotion pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs ?

Peut-en rester à l’académique réponse : « le jugement des pairs » ?

Son propos n’est pas ici de remettre une pièce dans la machine, ou d’avoir la prétention de statuer sur le fond de l'hydroxychloroquine ou de la méta-étude de la revue scientifique médicale britannique. Alors que l’OMS vient de donner son feu vert à la reprise des essais cliniques, après les avoir suspendus, et que l’on pressent, après la sortie d’une autre étude pilotée par l’université du Minnesota, randomisée (la référence pour l’étude des résultats cliniques qui consiste à comparer un traitement à un autre traitement, à une absence de traitement ou à un placebo), peu conclusive, car l’étude est manifestement trop petite, et que d’autres seront à l'évidence nécessaires pour savoir de façon certaine si l’hydroxychloroquine peut ou non avoir un effet positif modéré, il est d’évoquer plus généralement le fonctionnement universitaire et le "rapport étude savante/diffusion du savoir au plus grand nombre".

Il est vrai que la question des dérives universitaires n'est pas nouvelle. Les codes et coteries sont souvent de mise, encore qu’il faudrait sans doute faire des distingos selon les disciplines. On se souvient notamment qu’elles ont même fait l’objet d’un roman assez réaliste de l’anglais David Lodge « Un tout petit monde » (2006) empreint d’un humour noir délicieux…Comme n’est pas davantage une vue de l’esprit la problématique sinon de la dépendance parfois des politiques de santé (et de l’information) à des intérêts privés, du moins des conflits d’intérêts.

Qui dépasse de loin les erreurs de codage reconnues par The Lancet.

 

 

 La revue médicale britannique The Lancet a émis, mardi 2 juin, une mise en garde vis-à-vis d’une étude publiée par la revue elle-même courant mai dernier. Revue de référence s’il en est en matière de recherche médicale, avec cette annonce, The Lancet vient de lancer un pavé dans la mare du monde de la recherche universitaire et ce, bien au-delà de la science médicale.

L’étude suspectée désormais de défauts plus graves encore que des biais de conception et d’interprétation, avait pourtant provoqué des décisions drastiques de politiques publiques tant en France qu’à l’OMS : interdiction de l’usage de l’hydroxychloroquine dans le traitement de la Covid-19 et arrêt de tous les essais cliniques testant cette molécule. C’est ainsi toute la crédibilité des « grandes revues de référence », et le système même de la promotion par la course aux publications dans le monde universitaire international, qui se trouvent remis en cause.

 

Le petit marigot des « prestigieuses » revues médicales

 

Certes, le monde médical est sans doute parmi les milieux les plus fermés et les plus corporatistes. Et son pouvoir sur les individus et les sociétés est connu de tous, même si on n’a pas lu les analyses de Michel Foucault sur le sujet. Car les médecins président bien souvent à nos destinées. De plus, les progrès considérables réalisés dans les domaines de la biologie cellulaire notamment, de la virologie, de l’infectiologie, de l’épidémiologie et de la pharmacologie, font de la science médicale un domaine hyper spécialisé dont les tenants et aboutissants échappent à la grande majorité des populations. Pourtant, c’est sans doute aussi la pratique scientifique qui touche le plus directement et le plus massivement tout un chacun. C’est pourquoi, avec la crise sanitaire du Covid et la dramatisation (plus ou moins justifiée) de la situation par les autorités politico-scientifiques, les gens « du tout venant » se sont immiscés dans des questions jusque-là réservées aux spécialistes, aux experts. Le citoyen lambda qui cherchait à comprendre la maladie et à s’en prémunir était alors raillé et conspué par les « sachants » qui aimaient à se moquer « des millions d’épidémiologistes » nés de l’épidémie du coronavirus.
Certes, il est toujours dangereux de livrer à l’opinion peu informée et versatile, des questions théoriques et pratiques complexes, qui risquent alors de devenir, comme on l’a vu avec la polémique sur l’hydroxychloroquine, des enjeux idéologiques.

Au demeurant, la question de la « vulgarisation » des savoirs se pose aussi bien en médecine que dans tous les autres domaines de la recherche, en sciences « dures » comme en sciences humaines et sociales. Et si elle fait débat, ce n’est hélas qu’à bas bruit car les « chercheurs » sont avares de leurs savoirs, fiers de leurs méthodes scientifiques, et jaloux de leur indépendance.

Le terme de vulgarisation peut d’ailleurs avoir quelque chose de péjoratif. Et, alors que leur articulation dans l’Université est prônée haut et fort, l’antagonisme entre enseignement et recherche travaille sourdement au point que pour discréditer certains collègues, on les traite volontiers de « pédagogues ». Comme si les universitaires étaient d’une essence tellement supérieure aux enseignants du primaire et du secondaire que bien transmettre un savoir à des étudiants était méprisable au regard des enjeux de la Recherche.

 

Tenants et aboutissants des querelles universitaires

 

Mais au-delà de cette question importante de l’irrigation des savoirs au sein des sociétés et de l’éducation populaire, c’est le problème de la sélection au sein du milieu savant que vient mettre en lumière la défaillance de la revue The Lancet.

À la question difficile de comment recruter et promouvoir les chercheurs et les enseignants-chercheurs, la tradition du milieu universitaire répond par l’endogamie moyenâgeuse : « le jugement des pairs ». Or, ce type de sélection est faussée, au mieux biaisée, au pire malhonnête et frauduleuse. Contrairement aux examens et aux concours par épreuves écrites anonymes, le recrutement des enseignants universitaires (temporaires ou titulaires, maîtres de conférences ou professeurs) se fait sur dossier nominal puis sur audition par un jury d’enseignants en poste. A priori, la bonne foi des membres des jurys ne devrait pas poser de problème. Mais la disproportion entre le nombre de postes à pourvoir et celui des candidats est telle que la sélection se fait in fine de façon arbitraire entre postulants de valeur équivalente. Et là les rapports de force entre « écoles » ou dit plus crûment entre « clans » adverses, jouent à plein. Il en est de même pour les promotions internes (passage de maître de conférence à professeur et pour les augmentations de grades hors ancienneté et passage à la « hors classe »).
Quant aux recours lorsqu’ils existent juridiquement, ils sont de fait impossibles sauf à oser la requête auprès du Conseil d’État, car on vous répondra toujours que « la commission de sélection est souveraine ». Par ailleurs, les contestations sont découragées par l’argument de non-scientificité des travaux des candidats écartés ou des collègues décriés. En sciences humaines et sociales tout spécialement, les partisans se revendiquant de Pierre Bourdieu aiment ainsi se moquer de leurs collègues qui préfèrent l’esprit critique de l’humanisme, la libre pensée et le comparatisme universaliste, aux préceptes systématiques de la critique sociale de la domination, de la dénonciation de « l’essentialisation » et de la stigmatisation du mâle occidental. Hors du dogme et du clan du bourdivisme, point de travail valable ni théorique ni de « terrain », nulle reconnaissance professionnelle ou institutionnelle, et tout collègue à qui est ainsi déniée la qualité scientifique est transformé ispo facto en adversaire à abattre.

 

Les comités de lecture vont avoir mauvaise presse !

 

Enfin, à propos des fameuses « publications » qui doivent figurer en nombre sur un CV pour être reconnu par « ses pairs », la supercherie est peut-être encore plus flagrante, bien que quasiment unanimement tue par le milieu universitaire. Seules les revues « à comité de lecture » sont retenues comme valables pour orner un CV sous prétexte que les articles soumis par leurs auteurs sont anonymisés et que les lecteurs sont des plus compétents. Or, d’une part, l’anonymat est très relatif dans un milieu aussi endogamique et, en sciences humaines et sociales tout spécialement, nombre d’auteurs d’articles publient dans leur propre revue ou de façon « croisée » dans des revues de collègues amis. Par ailleurs, en sciences « dures » cette fois, la plupart des articles sont rédigés par des « vassaux » (étudiants ou jeunes chercheurs dépendants) et signés systématiquement par tous les membres de l’équipe et en premier lieu par le « patron » tout puissant.
D’autre part, les lecteurs de ces revues plus ou moins prestigieuses « à comité de lecture » ne sont pas toujours aussi compétents ou incorruptibles qu’on le dit. Sinon comment expliquer en pleine polémique la publication de cette étude dans le Lancet ?

Ou encore, autre signe du manque de professionnalisme des lecteurs de telles revues, le canular monté par des chercheurs qui, en 2018, ont piégé plusieurs revues nord-américaines de renom en proposant des articles sociologiques absurdes mais politiquement corrects selon les nouvelles idéologies en vogue sur les campus. Au total, sept de leurs articles « bidons » ont été publiés après être passés par les filtres des comités de lecture. En l’occurrence il s’agissait d’un biais idéologique. Mais outre les effets de copinage, des intérêts plus directement politiques ou financiers peuvent être en jeu, notamment lorsqu’il est question de défendre des politiques publiques ou des traitements impliquant des laboratoires pharmaceutiques.
Réformer le système n’est sûrement pas aisé. Une piste toutefois pourrait consister dans une veille pour garantir au sein du milieu universitaire et savant en général, non pas une unanimité confinant à l’omerta, mais au contraire une pluralité de points de vue et d’approches scientifiques. Car la noblesse de la science réside précisément dans la confrontation d’expériences, d’analyses et de conclusions diverses et souvent divergentes. Ainsi, les débats méthodologiques sur les types d’essais randomisés ou observationnels ne sont pas en soi scandaleux. En bonne pratique démocratique, l’accord doit se faire alors sur la place du désaccord.

 

 

Renée Fregosi est philosophe et politologue. Enseignant-chercheur à l'IHEAL (Institut des hautes études de l'Amérique latine), directrice de recherche en Science politique à l'Université Paris-Sorbonne-Nouvelle. Elle a publié dernièrement " Français encore un effort... pour rester laïques ! "(Ed L'Harmattan, 2019) et "Les nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates "(éd. du Moment 2016).

 

N.B : cet article a été également publié le 4 juin par la revue Causeur sous le titre « Le scandale The Lancet remet en cause le fonctionnement des revues “de référence” - The Lancet, des "pieds nickelés" comme l'affirme Didier Raoult? »  :

https://www.causeur.fr/the-lancet-revues-universitaires-177545?utm_source=email&utm_medium=social&utm_campaign=SocialWarfare

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Dominique Lévèque (vendredi, 05 juin 2020 17:01)

    L’évocation de Bourdieu par Renée Fregosi pourra être ressentie comme un peu un peu courte (le « bourdivisme »), laissant à penser qu’il ferait partie du problème. Alors que comme souvent, c’est du cercle des disciples que viennent surtout les injonctions, les cadenassages, les procès et les excommunications. Surtout, en 2020, on en est plus à la polarisation stérile des contre et des pour. Lisons Bourdieu comme un sociologue et convenons juste qu’il s'agit d'une œuvre centrale dans la France de l'après-guerre, mais réalisons aussi qu’elle n’est pas dépourvue de contradictions et d’insuffisances, appelant de nouvelles problématisations. Au reste la sociologie française est déjà largement post-bourdieusienne, ou autre, comme elle était du reste avec Bourdieu, post-marxiste. Mais là n’est pas le propos essentiel de notre amie Renée Fregosi dans son papier.