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L'EUROPE D'APRES, par Christophe Rouillon, maire de Coulaines (72), président du groupe Socialistes et Démocrates du Comité européen des Régions


Série PRé Le monde d’après, c’est maintenant

Une contribution de Christophe Rouillon


 

Le temps du confinement a été propice à la réflexion sur « le monde d’après » et a produit un foisonnement d’idées et de démarches qui sont autant de balises et de points de repère pour nos débats démocratiques des prochains mois et des prochaines années.

A ce stade cependant, l’impact de la crise sur la place des collectivités territoriales dans l’intégration européenne n’a été encore que faiblement discuté et éclairé.

 

 

Et pourtant, il y a bien besoin après la catastrophe de refonder la politique à échelle humaine avec une pleine reconnaissance du rôle joué par les collectivités territoriales dans les circuits courts des chaînes de solidarité qui se sont créées pendant la crise du corona virus.

 

« L’après-crise » d’une intégration européenne plus territorialisée doit être pensé à la fois sur une échelle-temps et une échelle-espace.

L’échelle-temps, c’est s’interroger sur le moment du passage au monde d’après.

Il n’y aura probablement pas de basculement dans le monde d’après autour d’un nouveau moment de rupture. Il s’agira plutôt d’un processus lent sachant que ce processus ne peut être un retour à la normalité selon la norme du « temps d’avant ».

En même temps, les collectivités territoriales sont au niveau européen confrontées à des échéances très précises. Ces échéances sont celles de la nécessité d’avoir très rapidement accès dans les mois qui viennent à un programme européen de relance et ensuite d’obtenir d’ici l’automne une garantie pour le cadre budgétaire pluriannuel du budget de l’Union Européenne (UE), condition sine qua non pour adopter des stratégies de développement d’ici 2027.

Ces stratégies de développement ne fourniront pas seulement le cadre pour l’utilisation des fonds structurels de la politique de cohésion, mais devront être en synergie avec d’autres démarches de planification stratégique à commencer par la mise en œuvre territoriale à l’horizon 2030 des Objectifs de Développement Durable arrêtés à un niveau mondial (1).

 

En ce qui concerne l’échelle-espace, la crise du corona virus se distingue de celle de la crise financière de 2008 en cela qu’elle est considérée comme « symétrique » pour dire qu’en 2020 l’ensemble des États-membres ont été affectés (et ils l’ont été sans que se pose la question de manquements passés). Cette symétrie n’est cependant qu’apparente car elle est pensée en termes nationaux. La symétrie nationale ne peut cacher les énormes disparités régionales de l’impact de la crise tant dans la comparaison entre régions des différents États-membres qu’au sein même d’un même État.

 

Cet impact régional très différencié est bientôt fonction de l’exposition économique des régions à la rupture de chaînes de production transnationales intégrées, par exemple dans le secteur automobile, à la dépendance excessive à tel ou tel secteur économique mis à l’arrêt par la crise comme par exemple le tourisme, mais aussi bien entendu à l’impact augmenté de la crise sur des régions dotées d’infrastructures déjà fragiles avant la crise.

 

Une première tentative de cartographie de l’impact territorial de la crise produite par le think tank de prospective géographique « Spatial Foresight » illustre à quel point l’impact territorialisé ne tient pas compte des frontières nationales (réf.: “Understanding the Territorially Diverse Implications of Covid-19 Policy Responses”, Spatial Foresight, May 2020, https://www.spatialforesight.eu/files/spatial_theme/spatial/publications/Brief_2020-13_200513.pdf).

 

Sachant que la seule certitude pour la « deuxième vague » de la pandémie est qu’elle sera économique et sociale, les deux premières revendications européennes des collectivités territoriales pour le « monde d’après » sont la demande de la mise en place dans les meilleurs délais d’un fonds de redressement de l’UE ainsi que celle d’un renforcement des moyens des fonds structurels de la politique de cohésion et d’une gestion plus décentralisée de ces fonds.

 

A court terme, selon la position exprimée par le Comité Européen des Régions (2) le 8 mai dernier ,le fonds de redressement de l’UE, reposant sur une mutualisation européenne des dettes « corona », serait doté d’au moins 500 milliards d’euros en argent frais et destiné à des subventions. Des montants plus importants sont souvent cités, mais il s’agit souvent de la résultante de l’effet de levier espéré par des montages autour d’instruments financiers.

Le fonds de redressement tel que le souhaite le Comité Européen des Régions devrait pour sa part permettre de lancer des investissements dans les infrastructures locales et régionales durables, surtout dans le domaine de l’efficacité énergétique (notamment dans les hôpitaux, les écoles, les infrastructures sportives et d’autres bâtiments publics), des installations de gestion des déchets, des transports à faibles émissions et de la numérisation.

 

Le renforcement des moyens destinés à la cohésion économique sociale et territoriale de l’UE doit pour sa part aller de pair avec une augmentation significative de son budget, qui aujourd’hui représente une peau de chagrin oscillant autour d’1% du Revenu National Brut cumulé des États-membres de l’UE. Il faudra mettre devant leurs contradictions ceux qui d’une part prônent l’austérité pour le budget européen et souvent aussi des compétences limitées pour l’UE et dans le même souffle, l’accusent d’avoir failli dans la réponse apportée à la crise alors qu’elle ne disposait ni des moyens ni des compétences pour faire plus, mieux, plus rapidement.

 

Une augmentation du budget de l’UE devrait passer par la création de véritables ressources propres pour briser le carcan de la dépendance de ce budget aux contributions versées par les États-membres sur base d’une clé de répartition reposant sur les Revenus Nationaux Bruts respectifs. Ces ressources propres seraient à puiser par exemple dans une taxation européenne autonome des émissions de carbone ou des profits des GAFA.

Oui, le principe de solidarité européenne doit aussi s’exprimer par l’impôt européen !

 

La crise du corona virus est aussi l’occasion de profondément réformer la gouvernance économique et monétaire de l’UE. Ainsi, le Comité Européen des Régions soutient l’activation de la clause dérogatoire générale prévue dans le Pacte de stabilité et de croissance et demande que celle-ci reste en vigueur tant que la réforme du pacte initiée par la Commission en février 2020 en vue d’appuyer les politiques contracycliques n’aura pas été menée à son terme. Le Comité Européen des Régions  préconise fermement dans le même temps que, dans un pacte de stabilité et de croissance révisé, le cofinancement national ou régional des fonds structurels et d’investissement européens soit soustrait de la comptabilité du dit pacte, de manière à éviter de restreindre les investissements destinés à la reprise et à la mise en œuvre des objectifs de l’UE pour une transition juste.

 

Au-delà des questions budgétaires, le « monde européen idéal d’après » des collectivités territoriales devra être construit sur des avancées, sur le principe même de la notion de solidarité européenne. En fait, celle-ci n’est nullement facultative, mais bien une obligation prévue dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (art 122).

 

Mais cette obligation ne peut devenir réalité que sur la base d'un protocole de mise en œuvre qui inclurait des normes applicables à la coopération européenne en cas de situations de crise similaires. Les collectivités territoriales devraient avoir toute leur place dans un tel protocole car ce sont bien des initiatives portées par des collectivités territoriales comme l'accueil de patients covid-19 du Grand Est et de Lombardie par des hôpitaux de six länders allemands qui ont apporté la preuve que le réflexe de solidarité européenne est souvent plus fermement enraciné dans les territoires qu'au niveau des gouvernements.

 

Le protocole de mise en œuvre de la clause de solidarité irait de pair avec un rééquilibrage des compétences en matière de santé entre les niveaux européen et national de façon à permettre une coordination régionale et transfrontalière plus efficace des services de santé. Cela passe aussi d’ailleurs par la nécessité pour les États membres de se mettre d’accord sur un protocole statistique commun afin d’assurer la comparabilité des données relatives à l’incidence de la crise de la covid -19 et des futures pandémies. Ce protocole, à développer sous l’autorité conjointe du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies et d’Eurostat, pourrait s’appuyer sur les données fournies au niveau régional (NUTS 2) pour faciliter une réponse politique intégrant l’utilisation des fonds structurels et d’investissement européens.

 

Le Pacte vert pour l’Europe, le Green Deal européen porté par Frans Timmermans, le vice-président de la Commission Européenne, était déjà sur les rails avant la crise. Une stratégie de relance européenne post-covid 19 ne peut que s’inscrire dans la continuité de ses objectifs car ne pas saisir le momentum de la crise pour une réorientation de notre modèle de développement signifierait des coûts pour la santé, pour l’environnement et la société autrement plus exorbitants à moyen terme que l’option de différer le Green Deal. D’ailleurs, une étude de Harvard entre l’exposition prolongée aux particules fines et le taux de mortalité du coronavirus. Le Pacte vert pour l’Europe sera le cadre qui permettra de penser l’avenir de la ville et de canaliser les soutiens financiers européens. Cet avenir devra consister à éviter le retour en force de la voiture individuelle et du chacun pour soi au détriment des services publics. Cet avenir, ce sera l’augmentation de la place accordée aux vélos et aux moyens de transports doux non polluants comme Milan, Paris ou Bruxelles et de nombreuses villes sociales-démocrates l’ont mis en œuvre dans leur catalogue de réponses urbaines immédiates à la crise.

 

En écho au mot d’ordre #StayatHome, le Green Deal européen sera aussi le cadre pour permettre une nouvelle ambition européenne en matière de politique de logement.

Cette ambition devra aller au-delà de la seule rénovation énergétique du logement existant en proposant notamment des mesures concrètes pour le droit de l’accès au logement, la régulation des loyers et de l’impact spatial des plateformes.

 

Les services publics sont le dénominateur commun des ambitions en matière de santé, de transports ou de logement et seront incontournables dans la réinvention des biens communs dans le « monde d’après ». L’avènement de l’Europe des services publics qui donnerait corps à l’article 14 du Traité de Lisbonne est-il imminent? Comme développé par Stéphane Rodrigues (3) (https://blogdroiteuropeen.com/2020/05/09/les-chantiers-de-leurope-post-covid19-par-stephane-rodrigues/), il serait en effet temps que le législateur européen établisse « des conditions et principes communs de certains services publics présentant un intérêt économique général incontestable ».

 

Et puis, il y a le chantier de l’avenir de l’Europe. La Conférence sur l’Avenir de l’Europe aurait dû être portée sur ses fonts baptismaux le 8 mai dernier. Le corona virus en a décidé autrement. Il n’en reste pas moins que la crise a aussi suscité de nouveaux besoins démocratiques au niveau européen pour le monde d’après.

Nous devons discuter des moyens de renforcer la prise de décision démocratique au-delà des frontières nationales et dans l'urgence.

Nous devons débattre de la manière de donner aux citoyens la possibilité de participer à la prise de décisions au niveau de l’UE et de la manière de les informer des décisions prises.

 

Cela signifie que nous devons également discuter de questions institutionnelles, qui soudainement ne semblent plus être une question de détail.

Nous devons repenser et approfondir des volets importants des traités de l'UE.

Nous devons enfin penser à l’articulation entre les différents niveaux de gouvernement au sein de l’UE. En effet, toute renationalisation de l’action européenne est aussi une forme de recentralisation et prive les autorités régionales et locales des leviers d’influence et des garanties d’implication dont elles disposent, comme par exemple à travers le principe de partenariat qui prévaut dans la gestion des fonds de cohésion territoriale.

 

C’est pourquoi, il faut dans le cadre d’une révision des traités de l’UE mettre un verrou à toute tentative de recentralisation de compétences. Le rôle des collectivités territoriales dans l’intégration européenne doit être renforcé, notamment en conférant au Comité Européen des Régions les prérogatives d’une institution européenne décisionnelle dans les procédures législatives ayant trait à la politique régionale, aux politiques de solidarité, aux services publics, à la santé et au Pacte vert pour l’Europe / Green Deal.

 

Ne nous trompons pas de perspective.

Se replier sur notre pré carré national est une impasse car le monde de demain dépendra beaucoup de la façon de renforcer l’Union européenne. Face à une mondialisation débridée et un ultralibéralisme qui se cache derrière le masque de la numérisation, renforçons l’intervention de la puissance publique pour défendre notre souveraineté européenne et nationale.

Restons internationalistes. Soyons audacieux, ouverts et ambitieux ! Mobilisons les forces citoyennes et les 100 000 collectivités locales de notre continent. Avançons ensemble vers une Europe forte, solidaire, démocratique, respectueuse des libertés et protectrice de la biodiversité et du climat.

 

Christophe Rouillon, attaché d’administration de l’Etat au ministère de l’économie et des finances, est maire de Coulaines, conseiller départemental de la Sarthe, vice-pt de l’Association des Maires de France (AMF) chargé de l'Europe, membre du Comité des régions et des villes de l’Union Européenne. Il est aussi Pt de l'Union des élus socialistes d'Europe (PES local) et Pt du groupe “Socialistes et Démocrates” du Comité européen des Régions.

Dernières publications : « La sociale-démocratie à l’heure du cyberespace » (The Progressive Post « Data vs démocratie », mai 2019) ; « L’Europe vraiment ! » (éd. Transmettre, avril 2019).

 

(1)  (1) Objectifs de Développement Durable (ODD): Les objectifs de développement durable sont un appel à l’action de tous les pays afin de promouvoir la prospérité tout en protégeant la planète. Le 25 septembre 2015, en marge de l’assemblée générale des Nations unies, 193 dirigeants de la planète se sont engagés à atteindre 17 objectifs mondiaux pour réaliser 3 accomplissements au cours des 15 prochaines années (2015-2030) : mettre fin à l’extrême pauvreté, lutter contre les inégalités et l’injustice, affronter le problème du changement climatique. Ils reconnaissent que mettre fin à la pauvreté doit aller de pair avec des stratégies qui développent la croissance économique et répondent à une série de besoins sociaux, notamment l’éducation, la santé, la protection sociale et les possibilités d’emploi, tout en luttant contre le changement climatique et la protection de l’environnement.

 

(2)   (2)  Le Comité européen des régions (CdR) est un organe consultatif de l’UE composé de représentants élus au niveau local et régional provenant des 27 États membres. Il permet à ces représentants de donner leur avis sur la législation européenne qui concerne directement les régions et les villes.

 

(3)   (3)  Stéphane Rodrigues est maître de conférences (HDR) à l’Université Paris 1 – Membre de l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES).


LE MONDE D'APRES, C'EST MAINTENANT

 

Cette tribune de Christophe Rouillon fait partie d'une série " le monde d'après, c'est maintenant ", que le PRé a lancé, sous forme d’articles, analyses, idées, tribunes d’opinion, entretiens, voire de chroniques de post-confinement, mais aussi possiblement sous forme de textes littéraires, poétiques, de gestes artistiques, de vidéos smartphone, capsule vidéos PowerPoint…

 

Il est trop tôt pour faire le bilan de la crise du Covid 19, mais pas pour commencer à « tirer des leçons », à analyser les premiers effets de cette crise pandémique et à songer utilement à « l’après ». Le Covid-19 n’est évidemment en rien « salutaire », mais il nous permet cependant de mesurer nos fragilités et celle de nos sociétés dont le caractère non safe et non durable éclate au grand jour. C’est un chaos humain dont la réponse génère un désastre humain.

 

Il interroge notre rapport à la mort. Il nous amène à repenser le progrès, le monde, à nous repenser nous-mêmes et dans notre rapport aux autres. Il plaide pour une réhabilitation de l’État dans sa fonction de stratège, délaissée au fil du temps, pour sa restauration en tant que garant de la protection et de la prospérité pour tous, pour sa transmutation en un État à la fois social et écologique.

 

La question, aujourd’hui, pas demain, n’est pas d’attendre que ça passe, de revenir à « la normale », elle est ni plus ni moins de se ménager un monde où les humains puissent se retrouver, où leurs désirs et leurs besoins les plus basiques, la nourriture, un toit, aux plus sociaux, aux plus «humains», le besoin de reconnaissance et d’affiliation, leur désir de participer à la vie et aux décisions de la Cité, soient entendus.

 

Elle nous invite en ce XXI ième siècle à « faire commune ».

 

La question est de définir un espace où nous pourrions continuer de vivre, sans nous laisser accaparer par la peur, ni nous laisser distraire par la pensée magique ou les déconstructions hasardeuses, ni nous faire enfler par l’extension du domaine de la biopolitique, ni nous abandonner davantage à la tentation du repli tribal. Elle ne concerne pas que la stratégie de sortie progressive de l’actuelle crise sanitaire, elle commande de se préparer à la diversité des menaces : virales, dans toutes leurs formes, y compris cyber-attaques, etc. mais aussi d’anticiper le pire à venir pour amortir les conséquences des chaos dont nous savons la prévisibilité (crise climatique). La question convoque les enseignements de l’expérience vécue, mais aussi notre sens du défi et la puissance de l’imaginaire. Et notre ambition : s’agit-il de penser le « Jour d’après » ou le « monde d’après » ?

 

On ne va pas sortir de la crise. Autrement dit, il n’y a aura pas d’après. Mais un rappel permanent de nos vulnérabilités, de notre précarité, de la non-durabilité de nos sociétés, comme de la finitude du monde. On ne va passer d’un coup d’un monde écrasé par le désir d’accumulation à un mondé ré-enchanté qui ferait toute sa place à la confiance mutuelle, à l’émancipation et au sublime de la vie. Mais il n’est pas interdit d’y travailler. En faisant avec les paradoxes de la situation et en se défaisant de l’illusion de perspective.

"Il n'y a pas de lendemain qui chantent, il n'y a que des aujourd'hui qui bruissent" (Alain Damasio).

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