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UN NOUVEL ORDRE : LA VILLE OU LA CAMPAGNE ? Par Alain Sarfati / Architecte Urbaniste


Série PRé Le monde d’après, c’est maintenant

Une contribution d'Alain Sarfati, achitecte-urbaniste


 

« Le télétravail se développe à toute vitesse, il permettra plus tard à un nombre croissant de gens de vivre et de travailler à la campagne, les mégapoles pourront se désengorger. » Coline Serreau

 

Le confinement a conduit naturellement à un questionnement sur la ruée vers la campagne et les îles. Le bagne était synonyme de confinement, ce sont les bannis qui étaient envoyés le plus loin possible, à la limite, hors de la ville, à Belle île, sur l’île de Ré. Curieux retournement de l’histoire, à l’époque des grandes épidémies, les lépreux étaient exclus de la ville comme les pestiférés.

Aujourd’hui, l’exode en dit long sur la perception de la ville et des services de santé pour nos contemporains. La ville ne jouerait plus son rôle protecteur, on s’en doutait, mais de là à croire que la dispersion dans les campagnes sera le nouvel ordre social, un nouvel art de vivre en société, il y a un pas que je ne franchirai pas.

 

La différence entre l’avant et l’après confinement serait basée sur une illusion : les relations dématérialisées telles Skype, WatsApp, le télétravail feraient la ville tandis que la concentration et la socialisation n’auraient plus de raison d’être. Pour vivre heureux, vivons cachés à la campagne, loin de tout centre de contamination. Gardons les enfants à la maison, accouchons à la maison et évitons tous loisirs en commun, théâtre ou cinéma.

Une belle vie en perspective ? Je ne le pense pas. La ville a une dimension sociale, économique, culturelle, humaine. Support du lien social, la ville concourt à la production du bien commun, au plaisir d’échanger, elle est à l’origine de toutes les formes d’urbanité.

Oublier tout cela renforcerait le malheur du monde. La continuité, la contiguïté des bâtiments, voire une certaine densité sont indispensables à l’être humain.

 

La quête d’une ville idéale 

 

Une tribune parue au Moniteur sous le titre  «La ville dense est au cœur de la crise sanitaire» me fait réagir car elle attise une peur et peut être une haine de la ville. La ville dense est l’essence de la ville. En favorisant la socialisation, la ville demeure le creuset de notre démocratie, elle est le lieu de l’innovation, de la culture, de l’éducation, des soins. Si les nouveaux outils réveillent le rêve d’un temps perdu celui du nomadisme, nous sommes face à une illusion car plus les communications se dématérialisent, plus le besoin de contacts se fait sentir. Dans cette perspective, le patrimoine joue avec l’architecture un rôle primordial (il n’y a qu’à voir l’affluence de population en ville, lors des journées du patrimoine). L’espace n’est jamais le même quel que soit le lieu, pas plus que les services ne sont uniformément répartis sur le territoire. Se précipiter vers les campagnes est un vieux réflexe. C’est oublier que la ville est là pour défendre les biens et les personnes, qu’elle est le lieu de la sécurité. Jadis, les paysans venaient en ville pour se protéger, aujourd’hui c’est pour se faire soigner.

 

La ville moderne voit son centre se dilater, changer de nature, la circulation automobile se réduire et  la qualité de l’air s’améliorer.

 

Difficile alors de croire que le prix des logements va baisser du fait d’une nouvelle attraction pour la campagne, la demande va demeurer en ville. La ville est un bien précieux.

 

Si l’épidémie du Covid 19 se déplace d’est en ouest, on ne peut oublier l’exode qui a poussé des milliers de parisiens sur les routes, durant la deuxième guerre mondiale. Ils pensaient être en sécurité à la campagne mais ils n’ont pu que rebrousser chemin.

C’est un étonnant paradoxe de savoir  qu’aujourd’hui vingt pour cent des parisiens ont préféré vivre le confinement à la campagne sans avoir la moindre idée de la durée de celui-ci ou de la capacité des équipements sanitaires qu’ils vont y trouver.

 

A l’évidence, il y aura un avant et un après virus, mais ce ne sera pas la mort de la ville dense et des grandes agglomérations. La confusion s’installe Lorsque l’on parle de la ville et du besoin de nature, la seule alternative serait la campagne. Comment imaginer qu’après l’épidémie, les urbains vont se ruer vers un nouveau mode de vie rural, campagnard ? Ils ne supportent pas le chant du coq et ils seront immédiatement dans l’expression du manque : des services, des hôpitaux, des écoles, des commerces. Cette revendication, antérieure à l’épidémie, attend déjà sa réponse.

 

Alors, quel rééquilibrage ?

 

Le franchissement des fortifs avec l’arrivée du chemin de fer et le développement de l’automobile a donné le sentiment d’un retour possible à la campagne : avoir à la fois la ville et la nature, ce n’était qu’une illusion. Très vite chaotique la banlieue, la périphérie sans limite est devenue l’objet de toutes les contradictions, c’était sans compter avec l’actuel éclatement des services, la pollution et le réchauffement climatique. En devenant illisible, même avec un GPS, cette urbanisation désordonnée est devenue insécurisante, ce qui est un comble quand on se souvient du rôle premier de la ville : assurer la sécurité des biens et des personnes.

 

Cet entredeux oblige à revoir notre copie et à reconsidérer le rapport entre le niveau de services et l’occupation du sol. Le choix n’est pas entre le centre-ville d’une grande agglomération et la campagne mais entre la grande ville, dans laquelle on peut se perdre et se repérer, et la ville moyenne à l’échelle humaine dans laquelle on se sent reconnu. Pour qu’il y ait une alternative possible, il faut mettre en valeur l’extraordinaire chance que la France a avec ses villes moyennes. La grande leçon de la pandémie sera la valorisation de ces mille villes petites et moyennes. Il ne suffit pas de les fleurir.

 

Pour le moment, elles ont pris le chemin de la muséification alors que l’urgence est de susciter la renaissance de l’activité, la réimplantation des ateliers, des usines, la ré-industrialisation. Il faut faire revenir les services, se donner les moyens d’accueillir le commerce de proximité et le commerce traditionnel, assurer les moyens de communication, rendre la 5G accessible à tous. La mixité et la diversité vont rééquilibrer la stratégie de l’offre.

 

Chaque ville peut réinventer son futur d’une manière ou d’une autre en faisant revivre ce qui est aujourd’hui « un cluster ». Pendant deux siècles, les parapluies ont été fabriqués à Aurillac,  aujourd’hui ils se conçoivent aussi à Cherbourg ! Le cadre est là, le patrimoine, il n’existera que valorisé par l’activité. La crise sanitaire que nous vivons va nous mettre en face de nos responsabilités. Sans une économie de production, c’est notre patrimoine qui fera de belles ruines, des services, mais pas seulement. La route de la soie devra nous permettre de renvoyer des conteneurs pleins.

 

Alain Sarfati est architecte-urbaniste. Enseignant, conférencier.

Membre de l’Académie d’Architecture.

Fondateur de la revue d'architecture AMC ; Cofondateur de l'École d'architecture de Nancy.

Fondateur de l'AREA (Atelier de recherches et d'études d'aménagement)

Il a été vice-président du Plan Construction, de 1988 à 1992, et vice-président du Conseil national de l’ordre des architectes, de 1992 à 1996. Il dirige aujourd'hui l’agence d’architecture SAREA.


LE MONDE D'APRES, C'EST MAINTENANT

 

Cette contribution d'Alain Sarfati fait partie d'une série sur " le monde d'après, c'est maintenant ", que le PRé a lancé, sous forme d’articles, analyses, idées, tribunes d’opinion, entretiens, voire de chroniques de post-confinement, mais aussi possiblement sous forme de textes littéraires, poétiques, de gestes artistiques, de vidéos smartphone, capsule vidéos PowerPoint…

 

Il est trop tôt pour faire le bilan de la crise du Covid 19, mais pas pour commencer à « tirer des leçons », à analyser les premiers effets de cette crise pandémique et à songer utilement à « l’après ». Le Covid-19 n’est évidemment en rien « salutaire », mais il nous permet cependant de mesurer nos fragilités et celle de nos sociétés dont le caractère non safe et non durable éclate au grand jour. C’est un chaos humain dont la réponse génère un désastre humain.

 

Il interroge notre rapport à la mort. Il nous amène à repenser le progrès, le monde, à nous repenser nous-mêmes et dans notre rapport aux autres. Il plaide pour une réhabilitation de l’État dans sa fonction de stratège, délaissée au fil du temps, pour sa restauration en tant que garant de la protection et de la prospérité pour tous, pour sa transmutation en un État à la fois social et écologique.

 

La question, aujourd’hui, pas demain, n’est pas d’attendre que ça passe, de revenir à « la normale », elle est ni plus ni moins de se ménager un monde où les humains puissent se retrouver, où leurs désirs et leurs besoins les plus basiques, la nourriture, un toit, aux plus sociaux, aux plus «humains», le besoin de reconnaissance et d’affiliation, leur désir de participer à la vie et aux décisions de la Cité, soient entendus.

 

Elle nous invite en ce XXI ième siècle à « faire commune ».

 

La question est de définir un espace où nous pourrions continuer de vivre, sans nous laisser accaparer par la peur, ni nous laisser distraire par la pensée magique ou les déconstructions hasardeuses, ni nous faire enfler par l’extension du domaine de la biopolitique, ni nous abandonner davantage à la tentation du repli tribal. Elle ne concerne pas que la stratégie de sortie progressive de l’actuelle crise sanitaire, elle commande de se préparer à la diversité des menaces : virales, dans toutes leurs formes, y compris cyber-attaques, etc. mais aussi d’anticiper le pire à venir pour amortir les conséquences des chaos dont nous savons la prévisibilité (crise climatique). La question convoque les enseignements de l’expérience vécue, mais aussi notre sens du défi et la puissance de l’imaginaire. Et notre ambition : s’agit-il de penser le « Jour d’après » ou le « monde d’après » ?

 

On ne va pas sortir de la crise. Autrement dit, il n’y a aura pas d’après. Mais un rappel permanent de nos vulnérabilités, de notre précarité, de la non-durabilité de nos sociétés, comme de la finitude du monde. On ne va passer d’un coup d’un monde écrasé par le désir d’accumulation à un mondé ré-enchanté qui ferait toute sa place à la confiance mutuelle, à l’émancipation et au sublime de la vie. Mais il n’est pas interdit d’y travailler. En faisant avec les paradoxes de la situation et en se défaisant de l’illusion de perspective.

"Il n'y a pas de lendemain qui chantent, il n'y a que des aujourd'hui qui bruissent" (Alain Damasio).

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