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LA VIE, LA SANTE, LA JUSTICE, par Éloi Laurent

 

Série PRé Le monde d’après, c’est maintenant

Une contribution d’Éloi Laurent, économiste, enseignant à Sciences Po et à Stanford University

 

Il est trop tôt pour faire le bilan de la crise du Covid 19, mais pas pour commencer à « tirer des leçons », à analyser les premiers effets de cette crise pandémique et à songer utilement à « l’après ».

Le Covid-19 n’est évidemment en rien « salutaire », mais il nous permet cependant de mesurer notre fragilité et celle de nos sociétés dont le caractère non « safe » et non durable éclate au grand jour,

C’est un chaos humain dont la réponse génère un désastre humain.

 

 

 

 

Il nous amène à repenser le progrès, le monde, à nous repenser nous-mêmes et dans notre rapport aux autres. Comme à réhabiliter l’Etat dans sa fonction de stratège qu’il a délaissé au fil du temps, à le restaurer en tant que garant de la protection et de la prospérité pour tous, à le transmuter en un Etat à la fois social et écologique.

La question, aujourd’hui, pas demain, n’est pas d’attendre que ça passe, elle est ni plus ni moins de se ménager un monde où les humains puissent se retrouver, où leurs désirs et leurs besoins les plus basiques, la nourriture, un toit, aux plus sociaux, aux plus «humains», le besoin de reconnaissance et d’affiliation, leur désir de participer à la vie et aux décisions de la Cité, soient entendus.

Elle nous invite en ce XXI ième siècle à « faire commune ». La question est de définir un espace où nous pourrions continuer de vivre, sans nous laisser accaparer par la peur, ni nous laisser distraire par la pensée magique ou les déconstructions hasardeuses, ni nous abandonner davantage à la tentation du repli tribal. Elle ne concerne pas que la stratégie de sortie progressive de l’actuelle crise sanitaire, elle commande de se préparer à la diversité des menaces : virales, dans toutes leurs formes, y compris cyber-attaques, etc. mais aussi d’anticiper le pire à venir pour amortir les conséquences des chaos dont nous savons la prévisibilité (crise climatique).

 

On ne va pas sortir de la crise. Autrement dit, il n’y a aura pas d’après. Mais un rappel permanent de nos fragilités, de nos vulnérabilités, de la non-durabilité de nos sociétés, comme de la finitude du monde. On ne va passer d’un coup d’un monde écrasé par le désir d’accumulation à un mondé ré-enchanté qui ferait toute sa place à l’émancipation et au sublime de la vie.

"Il n'y a pas de lendemain qui chantent, il n'y a que des aujourd'hui qui bruissent" (Alain Damasio)

 

Dans cet esprit, nous inaugurons une série de contributions sur " le monde d'après, c'est maintenant ", sous forme d’articles, analyses, idées, sous forme de tribunes d’opinion, sous forme d’entretiens, voire de chroniques de post-confinement, mais aussi possiblement sous forme de textes littéraires, poétiques, de gestes artistiques, de vidéos smartphone, capsule vidéos PowerPoint…

Eloi Laurent l’inaugure et nous fait le plaisir de prolonger ainsi une conversation électronique entamée le 26 avril dernier.

 

 

La crise du Covid-19 n’est pas une « opportunité ». Elle n’a ni « intérêt », ni « mérite », ni « vertu ». C’est un désastre humain dont la réponse engendre un autre désastre humain. Mais cette crise emporte des conséquences dont il faut espérer pouvoir tirer des leçons utiles pour l’avenir, à la fois pour éviter de nouveaux chocs et pour atténuer les chocs que nous ne pourrons pas éviter. L’une de ces conséquences est que les communautés humaines du monde entier ont convergé de manière fulgurante vers la valeur sous-jacente universelle de l’humanité, révélant que leur priorité commune est la santé et pas la croissance économique. Mais cette convergence pose au moins deux problèmes importants.

 

Le premier problème est que de nombreux gouvernements, dont celui de la France, se sont engagés dans l’état d’urgence sanitaire sur un mode autoritaire. La France est l’un des rares pays du monde où les citoyens sont aujourd’hui contraints de remplir des attestations administratives pour avoir le droit de se nourrir, de prendre l’air ou de se faire soigner. Il y a tout à redouter du caractère durable de cette immense et brutale régression des libertés publiques, d’autant plus qu’elle prend la suite d’une dérive policière qui a valu ces dernières années au « pays des droits de l’homme » plusieurs condamnations des instances européennes et internationales. Qui plus est, la nouvelle norme de solidarité qui pourrait émerger de la longue période de privation de liberté qui est devant nous sera d’autant diminuée par son caractère contraint. La manière qu’ont les gouvernements, notamment en Europe, d’affronter la crise trahit le contexte de vulnérabilité démocratique dans laquelle celle-ci a éclaté. Elle conditionne également en partie la résilience des sociétés, c’est-à-dire la possibilité de contenir les dommages de long terme de la situation actuelle.

 

L'AUTORITARISME SANITAIRE QUI S'IMPOSE

 

Le second problème est que la priorité qui doit effectivement être donnée au bien-être humain sur tout indicateur de performance économique doit trouver à s’exprimer en temps normal, en régime de haute intensité démocratique. Or c’est exactement le contraire qui s’est observé dans de nombreux pays. On pourrait d’ailleurs dire que l’autoritarisme sanitaire qui s’impose aujourd’hui — y compris à un pouvoir politique tenté de « relancer l’économie » au plus vite comme aux Etats-Unis — est proportionnel au laxisme sanitaire en vigueur depuis de nombreuses années. La santé publique est ainsi devenue, en France, en Italie ou Espagne, la proie des « cost-killers » et autres « rationalisateurs budgétaires » dont la folie se traduit jour après jour sous nos yeux en perte de vies humaines : pas assez de masques, pas assez de blouses, pas assez de lits, pas assez d’équipements, pas assez de bras. Du courage à foison, de la compassion en abondance et des applaudissements à heure fixe.

 

Or le Covid-19, comme toutes les crises écologiques, ne frappe pas au hasard, mais d’abord les plus faibles et les plus vulnérables. Derrière l’infection transmissible apparaît l’ampleur de l’épidémie de maladies chroniques dont certaines directement liée à la dégradation de l’environnement, comme les maladies et insuffisances respiratoires engendrées par la pollution de l’air.

 

C’est donc à une double révolution que nous sommes appelés : remettre la santé au cœur de nos politiques publiques, mettre l’environnement au cœur de nos politiques sanitaires.

 

ETAT SOCIAL-ECOLOGIQUE CALIBRE POUR LE 21ème SIECLE

 

Deux boussoles peuvent commencer de nous guider sur le long chemin de la construction de cet Etat social-écologique calibré pour le 21ème siècle. La première est l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant création de la Sécurité sociale, qui fonda « la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. « Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale » cette garantie publique entendait répondre « à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain ». Pas une virgule à changer.

 

La seconde boussole est l’approche des enjeux sanitaires sous l’angle nouveau de la « santé planétaire » développée au sein des Commissions de la revue médicale The Lancet dans la lignée des travaux engagés par l’OMS il y a déjà 25 ans, approche qui vise à affirmer et à démontrer empiriquement le caractère profondément complémentaire des préoccupations sanitaires et des enjeux écologiques.

 

A l’heure de l’action, gardons-nous de « relancer » un système économique capable d’engendrer de pareilles catastrophes humaines. Il importe plutôt de réfléchir sérieusement à l’institution de nouveaux droits sanitaire et sociaux et à une nouvelle priorité donnée au bien-être humain, à même de répondre aux exigences du présent sans aggraver encore l’injuste incertitude de l’avenir. Le triptyque du développement humain à l’âge des crises écologiques se dessine dans la douleur : la vie, la santé, la justice.

Éloi Laurent , économiste et conseiller scientifique à l'OFCE, centre de recherche en économie de Sciences Po, est expert des questions de bien-être et de soutenabilité environnementale. Il dirige la filière Multi-Level Economic Governance du Master of Public Affairs de Sciences Po et enseigne également à Stanford University (Bing Overseas Studies) et au Collège des hautes études européennes (Paris-Sorbonne). Collaborateur au cabinet du Premier ministre (2000-2002), il a été chercheur invité à New York University (2003), Columbia University (2002, 2004 et 2007) et au Centre d'études européennes de l'Université d'Harvard (2005-2006 et 2008-2009). Puis professeur invité à l'Université de Montréal (2010) et de Stanford (2011, 2012). Docteur en économie, il est diplômé de Paris IX-Dauphine et de Sciences Po.

Éloi Laurent est l’auteur notamment de “Le bel avenir de l’Etat Providence” (2014) en libre accès ici https://fr.calameo.com/read/006196667101b91d824d1 (parce que l’enjeu en est plus actuel que jamais). Egalement, entre autres, de "Nouvelles mythologies économiques" (Les Liens qui Libèrent, 2016), "Notre bonne fortune : Repenser la prospérité" (PUF, ), "L'Impasse collaborative : Pour une véritable économie de la coopération" (Les Liens qui libèrent, , "Sortir de la croissance : mode d'emploi" (Les Liens qui libèrent,

 

https://www.pourunerepubliqueecologique.org/2020/04/28/le-monde-d-apres-c-est-maintenant-présenté-par-stanislas-hubert/dominique Leveque/thierry Libaert

 

N.B : cette contribution a également été publiée par Les Liens qui Libèrent.

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