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COVID-19 : OU EST PASSE L'ESPRIT DE CORPS EUROPEEN ? par Yves Bertoncini

 

Série PRé Le monde d'après, c'est maintenant

 

L’« esprit de corps européen » face au Covid-19 : entre déficit de solidarité et déficit de communication

Clarifier les enjeux des débats sur l’UE suscités par la lutte contre le coronavirus invite à s’interroger à nouveau sur les limites de l’« esprit de corps européen » face aux crises, et qui découlent d’un déficit de solidarité instinctive autant que d’un déficit de communication.

 

La crise du coronavirus constitue en effet une épreuve politique majeure pour l’UE, d’une magnitude supérieure à la crise de la zone euro et la crise des réfugiés, compte tenu du nombre de morts qu’elle va engendrer sur notre continent.

Si ce « nouveau stress test » conduit à d’inévitables erreurs et crispations, leur impact négatif pourrait être réduit si cette crise donnait lieu à une communication politique mieux calibrée.

 

1. Une solidarité européenne à construire : de l’aléa moral aux aléas politiques ?

 

Il serait utile d’affronter une crise aussi complexe avec quelques idées simples, y compris en matière de solidarité : « l’esprit européen » ne souffle pas spontanément dans les pays de l’UE, ni au niveau de ses dirigeants nationaux, ni au niveau de ses peuples ; les élans de solidarité s’expriment plus spontanément dans un cadre national plutôt que sur le plan communautaire ; une « solidarité mécanique », émotionnelle et instinctive, unit les compatriotes du même pays (même si tensions régionales l’affaiblissent parfois) et elle conduit à une mobilisation rapide des Etats, dotés des compétences et outils nécessaires pour la mettre en œuvre.

 

Cette réalité politique de base n’exclut pas l’existence d’une « solidarité organique » entre concitoyens de l’UE : moins automatique, cette solidarité découle de l’interdépendance économique et humaine établie entre les Etats-membres, de leurs engagements diplomatiques et politiques, et elle participe de la « solidarité de fait » évoquée par la déclaration Schuman. La solidarité européenne existe bel et bien, elle a été patiemment construite au fil des décennies, y compris en réponse à des crises successives, et elle s’est déjà manifestée face au coronavirus.

Il est dès lors possible, et même probable, que la crise en cours accouche d’un surcroît de solidarité entre Européens, à la condition expresse que les compromis nécessaires soient passés sur des bases claires et consensuelles.

 

Il est « positif » que, à la différence des crises de la zone euro et de la crise des réfugiés, la crise du coronavirus touche tous les pays de l’UE (elle n’est pas « asymétrique ») et que son origine ne puisse être imputée à la défaillance de tel ou tel pays. Cette absence présumée d’« aléa moral » ne doit pas occulter l’existence de difficultés politiques, qui peuvent devenir d’autant plus grandes si les mécanismes de solidarité proposés pour affronter le coronavirus sont accompagnés de postures moralisatrices. Mieux vaut en effet user d’arguments fonctionnels du type « on est tous dans le même bateau » pour inciter à la solidarité européenne que renvoyer tel ou tel pays à son « égoïsme » présumé.

 

S’il n’est pas totalement exclu que la mise en cause d’un pays comme l’Allemagne puisse contribuer à sa prise de conscience que davantage de solidarité est nécessaire, il est sans doute contreproductif de mettre ce pays et quelques autres (en particulier les Pays-Bas) sur le banc des accusés. D’une part parce que c’est injuste : ils font preuve depuis des décennies d’une solidarité financière substantielle dans le cadre du budget de l’UE et qu’ils en ont fait de même face à la crise de la zone euro. D’autre part parce que ces pays sont eux aussi confrontés à l’angoisse liée au traitement de l’épidémie, mais aussi au stress d’avoir à laisser filer leurs dépenses publiques et leurs déficits (ce qui ne pose aucun problème psychologique ou politique à nombre de leurs voisins…). Promouvoir davantage de solidarité européenne suppose un minimum d’empathie à l’égard de tous les pays de l’UE : si la crise impose des interventions urgentes en matière sanitaire, elle requiert aussi de donner un peu « de temps au temps » pour permettre de forger un consensus européen cohérent en matière économique et financière – sans laisser entendre que la sortie de crise passe par un outil providentiel unique comme les « coronabonds »…

 

N’oublions pas enfin que nombre des gouvernements de l’UE sont confrontés à des euroscepticismes nourris par la crise de la zone euro, puis la crise des réfugiés. Si certains de ces euroscepticismes ont prospéré sur le rejet d’une Europe trop peu généreuse et trop « austéritaire », d’autres ont dénoncé les efforts de solidarité financière puis humanitaire déployés sur le continent européen face à ces deux crises. Ces euroscepticismes « jumelés » faisaient écho à un déficit de solidarité, mais aussi à un déficit de confiance entre peuples de l’UE, et qui n’a pas disparu comme par magie. Ils font eux aussi partie des réalités et aléas politiques à prendre en compte pour forger un compromis démocratique européen efficace et légitime face au coronavirus.

 

2. Une solidarité européenne à mieux incarner aux niveaux communautaire et national

 

Le débat sur la solidarité européenne serait moins délétère si les décideurs communautaires et nationaux s’efforçaient de mieux l’incarner aux yeux des citoyens de l’UE – un défi toujours renouvelé, et plus aigu encore en période de crise où les esprits sont inflammables…

 

Le déficit de communication initial des institutions européennes peut être imputé aux pesanteurs auxquelles les confronte la laborieuse fabrication de compromis internes, puis inter-institutionnels, ainsi qu’à la difficulté de recueillir les informations requises auprès des Etats-membres.

Ces pesanteurs n’excusent pas le caractère tardif et lacunaire de la diffusion des données permettant de communiquer sur la mise en œuvre de la solidarité européenne face au coronavirus !

 

Dans la guerre de l’information engagée par la Chine, la Russie et les europhobes, il est désolant que les autorités européennes et nationales n’aient pas été plus réactives pour partager toutes les informations démontrant que les Européens s’entraidaient fortement, même si ces lacunes ont pu être comblées par des acteurs de la société civile, puis par la Commission européenne. Il a fallu un temps infini pour que soit enfin affirmé que les pays de l’UE avaient pu être solidaires à proportion de leurs degrés d’exposition respectifs à l’épidémie et de leurs moyens disponibles à l’instant « t ». De même que pour souligner que c’est pour la même raison qu’ils ont d’abord pu aider la Chine, qui est depuis peu en mesure de leur rendre la pareille (fut-ce de manière plus ou moins efficace).

 

Les institutions européennes ont par ailleurs commis plusieurs erreurs regrettables depuis le début de la crise. La Présidente de la BCE a convenue elle-même qu’elle avait raté sa communication du 12 mars, en ne prévoyant pas une riposte d’ampleur suffisante et en indiquant que les divergences de taux d’intérêt entre pays de la zone euro n’étaient pas sa priorité, ce qui a provoqué un krach sur les marchés… Même si elle n’a pas complètement tort sur le fond, il est malvenu qu’Ursula Von Der Leyen ait indiqué que les « eurobonds » étaient avant tout un « slogan » ou un « concept », y compris si ses propos avaient été mieux traduits. De même qu’il est regrettable que la Présidente de la Commission et ceux du Conseil et du Parlement européen n’aient pas donné corps de manière plus directe à leur solidarité à l’égard des pays en 1ère ligne face au coronavirus : leur récent déplacement collectif en Grèce face à l’afflux de demandeurs d’asile aurait par exemple dû inspirer un voyage du même type en Italie du Nord, qui aurait incarné symboliquement la solidarité européenne face à une crise de bien plus grande ampleur – il n’est sans doute pas trop tard…

 

Cette nécessité de mieux incarner la solidarité européenne est d’autant plus essentielle que la communication sur l’Europe est comme de coutume dominée et façonnée par les responsables politiques nationaux. Au-delà de leur participation aux visio-conférences du Conseil européen, dont on retient plus souvent les échecs que les avancées, les chefs d’Etat et de gouvernement ont ainsi recouru à toute la gamme classique des axes de communication sur l’Europe face au coronavirus. Parfois en omettant de mentionner les interventions de l’UE, y compris lorsqu’elles sont solidaires : peut-être pour ne pas crisper des opinions publiques angoissées et introverties ; plus sûrement pour valoriser davantage les interventions chinoise ou russe, comme le Ministre italien et eurosceptique des Affaires étrangères… Les dirigeants nationaux ont aussi parfois pointé les responsabilités de l’UE face à la crise, en l’utilisant comme un bouc émissaire classique et commode pour masquer leurs propres défaillances. Ils ont parfois regretté le « manque d’Europe » et le déficit de solidarité de l’UE, alors même qu’ils prétendent vouloir approfondir la construction européenne tout en grossissant comme par mégarde les rangs de ses détracteurs… Bien peu ont trouvé le ton et le tempo justes pour reconnaître les mérites et les limites de la solidarité européenne et appeler à l’approfondir de manière rapide et consensuelle – beaucoup ont préféré le succès d’estime domestique au surcroît d’efficacité communautaire…

 

3. L’effet ambivalent des communications hyperboliques et morbides sur « l’Europe »

 

Dans ce contexte, Jacques Delors a très utilement exercé sa grande autorité morale pour mettre en garde les chefs d’Etat et de gouvernement européens face aux conséquences funestes des divisions qu’ils affichent. Il a eu raison de cibler le retour du « microbe » anti-européen – son intervention a d’ores et déjà suscité la production d’utiles « anticorps », y compris dans les pays présumés réfractaires à davantage de solidarité européenne.

 

Si l’on s’inscrit sur un registre plus politique et opérationnel, force est cependant de constater que les communications hyperboliques et morbides sur l’Europe ont des effets plus qu’ambivalents. Dans la lutte contre un virus dont les seules victimes avérées seront des milliers d’Européens, il serait utile de ne pas invoquer trop systématiquement la « mort de l’UE », en ajoutant à un stress ambiant qui peut déjà s’avérer paralysant.

 

Se défier des prophéties morbides serait d’autant mieux venu qu’elles ont déjà été proférées en vain au moment des crises de la zone euro et des réfugiés – auxquelles l’UE a survécu – et que ces prophéties s’avèrent donc désormais moins crédibles et propulsives. Mieux vaudrait à tout prendre valoriser davantage les capacités de résistance et de résilience de l’UE afin de convaincre tous ses membres d’œuvrer à sa sauvegarde, y compris via un renforcement des outils qui traduisent sa solidarité.

 

Les prophéties morbides peuvent même s’avérer répulsives lorsqu’elles sont perçues comme des outils narratifs visant à imposer des orientations et décisions depuis longtemps soutenues – telle la mutualisation des dettes : la grandiloquence opportuniste est d’autant moins convaincante si elle est considérée comme le résultat d’une stratégie visant à profiter de la crise du coronavirus…

 

Au final, ces prophéties morbides ne pourraient-elles pas s’avérer auto-réalisatrices ? Car à quoi bon faire des efforts politiques pour sauver l’UE si elle destinée à disparaître ou pour aider financièrement tel ou tel Etat-membre, y compris via des dettes communes, s’il est appelé à être gouverné par des forces eurosceptiques voire europhobes ?

 

Le coronavirus va hélas tuer nombre de citoyens européens – et un plus grand nombre encore d’habitants de notre planète. Il n’est pas écrit qu’il tuera l’UE, qui pourrait à nouveau faire montre de sa résilience et s’affirmer plus forte. Raison de plus pour que ses responsables politiques formulent ensemble de meilleures réponses, au niveau national comme au niveau communautaire, sur la base d’un débat public plus éclairé et constructif – avant que de tirer toutes les leçons de cette épreuve pour bien préparer l’après-crise.

 

Yves Bertoncini, administrateur de la Commission européenne (en congé), est consultant en affaires européennes. Il a occupé de multiples fonction dont celles de directeur de l’Institut Jacques Delors (Notre Europe) entre 2011 et 2017, chargé de mission « Europe » au Centre d’analyse stratégique/France Stratégie (2006-09) et conseiller auprès du Secrétaire général des Affaires européennes (2010-11).

Il est Senior Adviser chez APCO Worldwide, Conseils stratégiques sur les affaires européennes pour APCO France & APCO Europe.

Enseignant à la Paris School of International Affairs, Sciences Po et dans le cadre du séminaire Connaissance de l'Union européenne, Corps des Mines / Mines Paris Tech. Yves Bertoncini est président du Mouvement Européen – France (depuis décembre 2016).

Dernier ouvrage paru : « Politique européenne : Etats, pouvoirs et citoyens de l'Union européenne » (Dalloz, 2010)

 

PS : Pour aller plus loin  avec Yves Bertoncini cité par l’Opinion le 1er avril 2020 dans un article portant sur les divisions européennes face au coronavirus publié sous le titre « Coronabonds: la Commission européenne aussi divisée que les Etats membres ».

L’occasion de rappeler que « le débat ne se résume pas à un clivage géographique. Il y a aussi un clivage politique qui reflète des équilibres électoraux. Il se retrouve à la Commission comme au Conseil et au Parlement européens, entre les trois grandes formations que sont le Parti populaire européen (PPE, conservateurs), le Parti socialiste européen (PSE) et les libéraux (ALDE) ».

Et d’ajouter que « cela ne sert à rien de dire que les Néerlandais sont égoïstes car les Pays-Bas sont le pays où l’euroscepticisme est essentiellement anti-solidaire, ou d’attaquer bille en tête les Allemands qui ont déjà fait un gros effort pour laisser filer les déficits. Il faut composer avec eux »


LE MONDE D'APRES, C'EST MAINTENANT

 

 

Une série de contributions sur " le monde d'après, c'est maintenant ", sous forme d’articles, analyses, idées, sous forme de tribunes d’opinion, sous forme d’entretiens, voire de chroniques de post-confinement, mais aussi possiblement sous forme de textes littéraires, poétiques, de gestes artistiques, de vidéos smartphone, capsule vidéos PowerPoint…

 

 

Il est trop tôt pour faire le bilan de la crise du Covid 19, mais pas pour commencer à « tirer des leçons », à analyser les premiers effets de cette crise pandémique et à songer utilement à « l’après ». Le Covid-19 n’est évidemment en rien « salutaire », mais il nous permet cependant de mesurer nos fragilités et celle de nos sociétés dont le caractère non safe et non durable éclate au grand jour. C’est un chaos humain dont la réponse génère un désastre humain.

 

Il interroge notre rapport à la mort. Il nous amène à repenser le progrès, le monde, à nous repenser nous-mêmes et dans notre rapport aux autres. Il plaide pour une réhabilitation de l’État dans sa fonction de stratège, délaissée au fil du temps, pour sa restauration en tant que garant de la protection et de la prospérité pour tous, pour sa transmutation en un État à la fois social et écologique.

 

La question, aujourd’hui, pas demain, n’est pas d’attendre que ça passe, de revenir à « la normale », elle est ni plus ni moins de se ménager un monde où les humains puissent se retrouver, où leurs désirs et leurs besoins les plus basiques, la nourriture, un toit, aux plus sociaux, aux plus «humains», le besoin de reconnaissance et d’affiliation, leur désir de participer à la vie et aux décisions de la Cité, soient entendus. Elle nous invite en ce XXI ième siècle à « faire commune ».

 

La question est de définir un espace où nous pourrions continuer de vivre, sans nous laisser accaparer par la peur, ni nous laisser distraire par la pensée magique ou les déconstructions hasardeuses, ni nous faire enfler par l’extension du domaine de la biopolitique, ni nous abandonner davantage à la tentation du repli tribal. Elle ne concerne pas que la stratégie de sortie progressive de l’actuelle crise sanitaire, elle commande de se préparer à la diversité des menaces : virales, dans toutes leurs formes, y compris cyber-attaques, etc. mais aussi d’anticiper le pire à venir pour amortir les conséquences des chaos dont nous savons la prévisibilité (crise climatique). La question convoque les enseignements de l’expérience vécue, mais aussi notre sens du défi et la puissance de l’imaginaire. Et notre ambition : s’agit-il de penser le « Jour d’après » ou le « monde d’après » ?

 

On ne va pas sortir de la crise. Autrement dit, il n’y a aura pas d’après. Mais un rappel permanent de nos vulnérabilités, de notre précarité, de la non-durabilité de nos sociétés, comme de la finitude du monde. On ne va passer d’un coup d’un monde écrasé par le désir d’accumulation à un mondé ré-enchanté qui ferait toute sa place à la confiance mutuelle, à l’émancipation et au sublime de la vie. Mais il n’est pas interdit d’y travailler. En faisant avec les paradoxes de la situation et en se défaisant de l’illusion de perspective.

 

"Il n'y a pas de lendemain qui chantent, il n'y a que des aujourd'hui qui bruissent" (Alain Damasio).

 

 

 

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