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D’UNE PANDEMIE A L’AUTRE, Par Thierry Libaert

 

 

Dans une tribune parue dans le journal Le MONDE en 2005 alors que la France s’interrogeait sur le risque d’une épidémie causée par la grippe aviaire et le virus H1N1, nous cherchions avec Christophe Roux-Dufort à en percevoir quelque signification.

A l’époque Christophe était professeur en gestion de crise à l’Ecole de Management de Lyon, il est actuellement professeur au Québec. Notre idée première était d’alerter sur les nouvelles formes de crise, celles non détectables qui échappent à nos dispositifs de veille.

 

 

 

De ce point de vue, il suffit de regarder toutes les études en matière de risques en ce début d’année 2020, pour constater qu’aucune n’avait répertorié le risque pandémique comme étant un risque possible en 2020. A l’exemple du terrorisme, des virus informatiques ou biologiques, les crises ont changé de visage, elles sont mutantes et protéiformes.

Nous mettions également en garde contre les organisations qui nous paraissaient non adaptées. Lorsque nous évoquions « une possible mutation virale qui déconcerterait quoi qu’il arrive, nos dispositifs médicaux », et cette menace qui mettrait en évidence « l’inertie de nos organisations souvent débordées par des évolutions organiques rapides », le diagnostic reste valable 15 ans après.

De même, l’appel au principe de précaution nous semblait s’imposer. Face à un risque imprévisible aux conséquences potentiellement catastrophiques, tout retard dans la décision pouvait se révéler dramatique.

Nous commencions également à percevoir « un vaste marché de l’expertise scientifique orchestré par des médias soucieux de produire leur scénario ». Cette pseudo expertise a aujourd’hui explosé avec les chaînes d’information en continu et chacun est bien en peine de trouver les réponses fiables aux questions qu’il se pose.

 

Pour le reste, l’article reste fortement daté. Il témoigne d’un état d’esprit devant une crise annoncée hautement probable, et qui ne vint pas, alors que la crise du Corona Virus fut globalement peu anticipée et elle se révèle tragique.

 

 

REFLEXION SUR LA POSSIBILITE D'UNE GRIPPE,

par Thierry Libaert et Christophe Roux-Dufort

La menace d'une grippe aviaire se confirme

 

Tribune

le MONDE le 01 11 2005

 

La menace de grippe aviaire en Europe se confirme. Tant qu'elle restait cantonnée à l'Asie du Sud-Est, elle pouvait être perçue comme une curiosité exotique qui ne devait son apparition qu'à des conditions sanitaires propres aux pays concernés. Aujourd'hui nous prenons conscience que la menace est à nos portes et que ni les conditions d'élevage de nos volailles ni l'éloignement des pays à l'origine du virus ne constituent une barrière de protection.

 

Le déploiement massif de moyens par les gouvernements nous porte à croire que la menace est sérieuse. En France, la baisse de la consommation de poulet, les inquiétudes de la filière avicole et les appels au calme des ministres achèvent de nous convaincre que la peur gagne peu à peu la sève de nos sociétés : la consommation. La possibilité d'une grippe a d'ores et déjà enrhumé la France et l'Europe.

 

La grippe aviaire revêt en réalité toutes les caractéristiques des risques postindustriels. Elle n'est pas tangible. Tout comme la radioactivité, les réseaux terroristes ou les OGM, le virus de la grippe aviaire est invisible et furtif et met en difficulté les observatoires sanitaires occidentaux. Le risque postindustriel est aussi organique et mutant. Il s'adapte rapidement par réorganisation et recombinaison. Le terrorisme par exemple illustre parfaitement cette capacité à opérer en réseau dont chaque démantèlement semble semer ailleurs les conditions d'une nouvelle organisation.

 

Le risque de pandémie prend précisément sa source dans une possible mutation virale qui déconcerterait, quoi qu'il arrive, nos dispositifs médicaux. Or cette menace de reconfiguration met en évidence l'inertie de nos organisations souvent débordées par les évolutions organiques rapides.

 

Le risque postindustriel rend également obsolètes nos conceptions de la frontière. Contrairement au syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), qui révélait les risques de propagation des virus par le transport aérien, l'inquiétude se fixe, pour la grippe aviaire, sur le flux annuel des oiseaux migrateurs, contre lesquels nos moyens traditionnels de protection aux frontières sont inopérants.

 

Le risque postindustriel, né avec l'accident de Tchernobyl, nous montre à quel point les frontières qui nous protégeaient d'un ennemi à l'Est ne nous préviennent en rien d'un nuage radioactif ou d'un virus informatique mondial. Enfin le risque postindustriel apparaît comme un rejeton de la mondialisation. Il la dramatise en projetant nos sociétés protégées au coeur des foyers à risque internationaux.

 

En réponse à cette logique floue, le principe de précaution, désormais constitutionnalisé, s'impose. L'accélération du stockage du médicament antiviral Tamiflu et de doses de vaccin prépandémique en atteste. La précaution témoigne bien sûr d'un principe d'ignorance lié au caractère insaisissable du risque, mais elle contribue aussi à organiser un vaste marché de l'expertise scientifique orchestré par des médias soucieux de produire leur scénario. C'est là encore une caractéristique du risque postindustriel dont les inconnues ouvrent tous les espaces nécessaires à l'expression d'une multitude d'interprétations expertes.

 

Bien qu'il y ait consensus sur la possibilité d'une extension de la grippe aviaire, l'incertitude demeure sur les modalités de transmission de l'animal à l'homme et sur le moment de déclenchement d'une pandémie.

 

Sans remettre en question l'éventualité d'une crise grave, il est fascinant d'observer l'émoi que provoque l'hypothèse d'une catastrophe. On est loin, et c'est une rupture pour les pouvoirs publics, de l'inconscience dénoncée à propos de la vache folle, de l'amiante ou du sang contaminé.

 

On ne peut s'empêcher non plus de penser à une autre affaire aux contours similaires : le bug informatique de l'an 2000. De nombreux investissements ont été consentis pour éviter la catastrophe tant annoncée, avec les résultats que l'on connaît.

 

La non-crise fut-elle le résultat de ces investissements préalables ? Il est difficile de le savoir avec précision. S'agira-t-il d'une grippe aviaire ou d'un bug aviaire ? Nous l'ignorons. Quoi qu'il en soit, la tourmente qui règne nous laisse entrevoir certains moteurs puissants qui régissent nos sociétés. Parmi ceux-ci, la dictature du risque zéro vient à nouveau hanter nos esprits. Les précieux consommateurs que nous sommes témoignent d'une tolérance minimale à la moindre exposition à des risques de consommation ou de santé. Nos modes de développement nous ont habitués à une exigence d'immunité que la grippe aviaire comme tant d'autres risques viennent régulièrement ébranler.

 

Nous avons atteint un tel niveau de développement que notre souci réside dorénavant dans sa préservation. Nous abandonnons ainsi progressivement l'option de croissance au bénéfice d'une dynamique de protection d'un acquis. Cette option est propice à l'essor d'une société recroquevillée.

 

Aux yeux du citoyen, les efforts politiques les plus convaincants portent sur des questions de sécurité. Séduits par ces discours, nous succombons fréquemment à la tentation de la peur et nous laissons aujourd'hui aller à la possibilité d'une grippe.

 

Car cette demande de sécurité n'a de sens que si elle répond à des menaces hypothétiques ou réelles. Or seule une société de la peur forme un terreau favorable à l'éclosion d'une société du risque. La peur a toujours constitué un ciment puissant de cohésion sociale. Il y a vingt ans la peur de la guerre atomique maintenait l'équilibre entre les blocs. Aujourd'hui, ce risque a disparu, laissant place aux controverses sur l'énergie et les déchets nucléaires et aux craintes de dissémination. Sans adversaires géographiques, notre horizon s'est nourri d'ennemis nouveaux, furtifs et mutants qui laissent les scientifiques et les politiques sans réponse et les citoyens sans repères.

 

Dans cet univers tout devient danger : le temps qu'il fait, les poules de nos basses-cours ou les ordinateurs de nos salons. Le risque n'est plus de l'autre côté d'une frontière bien gardée. Partout nous lui avons aménagé des voies d'accès jusque dans nos maisons et dans nos assiettes.

 

Nous serions donc tentés par la possibilité d'une grippe aux confins d'un monde aux transformations si rapides que seul l'entretien quotidien de menaces graves permet de mettre en mouvement.

 

Même si la peur s'avère parfois un moteur précieux pour dépasser certaines limites et chercher des ressources inédites, elle prend ici plutôt la forme d'un verrou qui n'augure aucun apaisement dans les années qui viennent.

 

 

Thierry Libaert est maître de conférences à Sciences Po (Paris) ; Christophe Roux-Dufort est professeur à l'Ecole de management (Lyon).

https://www.lemonde.fr/l-epizootie-de-grippe-aviaire/article/2005/11/01/reflexion-sur-la-possibilite-d-une-grippe-par-thierry-libaert-et-christophe-roux-dufort_705379_685875.html

 

Thierry Libaert , universitaire, est un spécialiste de la communication. Membre du Comité Economique et Social Européen (sections « Environnement » et « Marché Intérieur ») où il est le point de contact de la délégation française; rapporteur de l'avis du CESE du 17-10-2013 relatif à l'obsolescence programmée, premier texte européen à se prononcer sur ce sujet. Membre également du Conseil d’Orientation des Consultations Citoyennes sur l’Europe. Pt de l’Académie des Controverses et de la Communication Sensible (ACCS) et directeur scientifique de l'Observatoire international des crises.

Auteur notamment du rapport « Pour une consommation plus durable, en phase avec les enjeux européens » (Janvier 2019). Co-chargé en octobre 2019 d’une mission par les ministres Elisabeth Bornes et Brune Poirson sur l’évolution du modèle publicitaire pour le rendre davantage compatible avec les impératifs de la transition écologique.

Dernier ouvrage paru : " La Communication de crise" (Dunod, 5°édition, février 2020).

Thierry Libaert est membre du conseil scientifique et du conseil des membres du PRé.

 

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