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DE QUOI « L’AFFAIRE BENALLA » EST-ELLE LE NOM ? par Jacques Lemercier et Dominique Lévèque

 

 

Rabelais, reviens, ils sont devenus fous !

 

Comment une histoire de cornecul peut prendre toute la place, exciter à ce point les passions, les haines, les amours, les détestations, les frustrations, les questions de manière aberrante et alimenter le ressentiment de chacune et chacun ?!

Au point de ne plus distinguer l’essentiel de l’accessoire. Au point pour certains dirigeants de la majorité de se laisser aller à raconter des fadaises et pour les oppositions à se réfugier pour beaucoup dans des postures crasses de calculs politiciens.

Si cette histoire interroge la transparence et la vertu, si on peut la considérer comme un « scandale » d’été, rien - pour le moment - ne laisse à penser que nous serions en présence d’une « affaire d’Etat ». Ou alors, c’est que nous avons décidément tous perdus non seulement le sens de la mesure mais aussi et surtout le sens des mots.

Ici, comme sur d’autres registres, les termes erronés conduisent à des pensées erronées. Prenons garde à ce qu'ils n'annoncent pas des politiques erronées. Un peu plus de rigueur sémantique ne nuirait pourtant pas aux débats politiques, ni n’affecterait le goût (sain) des français pour la controverse.

Une bonne chose est que la presse révèle des comportements condamnables ou mette à jour des anomalies de fonctionnement de nos institutions ; il n’est pas anormal que des acteurs politiques fassent de même ou les relaient, mais on aimerait aussi que les uns et les autres jaugent et jugent les choses au bon niveau et corrigent certaines assertions inexactes quand elles sont avancées.

 

Il reste que ce « scandale » d’été a peu à voir avec une « affaire d’Etat ». Quoi de commun en effet avec de vraies affaires qui ont pu avoir dans le passé ou plus récemment une autre ampleur, une autre gravité ? Quoi de commun avec le scandale de Panama ou l’affaire Stavisky sous la IIIème République, l’affaire du trafic des piastres indochinoises sous la IVème, ou encore l’affaire de la Garantie foncière ? Quoi de commun avec l’affaire Urba, l’affaire Robert Boulin, l'affaire des écoutes de l'Élysée, l’affaire Rainbow Warrior, l’affaire des Fonds spéciaux, l’affaire du Crédit Lyonnais, ou plus récemment l’affaire du détournement de fonds publics au profit de sénateurs UMP sous la Vème ?

Pas davantage, comme on a pu l’entendre dans la Salle des Pas Perdus de l’Assemblée nationale et sur les « réseaux sociaux », avec l’affaire Watergate ou le SAC !

 

On peut légitimement se demander quelle serait la réaction des oppositions de droite, d’extrême droite et des gauches le jour où l’on serait en présence d’une véritable affaire d’Etat ?! Que disent-ils de celles qui affectent notre économie, autrement plus sérieuses, aux conséquences autrement dommageables ? Et ne parlons pas de celles touchant au tabou de l’espionnage économique. Se souvient-on d’un battage aussi énorme avec les affaires Alcatel, Alstom, Technip, Total, la Société Générale, BNP Paribas ? Ou plus récemment Airbus, Areva, Lafarge ?

Certes, il n’y avait pas de projet pendant de révision constitutionnelle touchant à la baisse du nombre de parlementaires...

Le cas Alstom est pourtant emblématique, tant il a touché aussi à la question de l’indépendance de la France : comment les américains mettent en action la justice et leurs agences, utilisent par exemple l’arme anti-corruption pour cibler, mettre à l’amende et le cas échéant mettre la main sur des entreprises françaises en menant une guerre économique souterraine. Privant au passage la France d’autonomie stratégique sur les points essentiels que sont les turbines pour les sous-marins nucléaires, les navires de surface, le porte-avion Charles de Gaulle, ainsi que sur les centrales nucléaires civiles, etc.

Pourtant, ce dossier a eu droit à une commission d’enquête parlementaire qui a surtout mis au jour la cécité et l’impuissance des élites et des dirigeants politiques devant les pratiques abusives des Etats-Unis...

 

Que nous révèle au fond cette « affaire » Benalla ?

Pour le moins le symptôme d’un dérèglement de la structure du pouvoir actuel et de l'exposition du pouvoir présidentiel. Pour autant, ce ne serait que pure folie caniculaire, que de se laisser aller à surinterpréter ce qui est aussi le dérèglement personnel d'un individu - certes en charge apparemment des problèmes de sécurité du président - mais également avide de jouer des coudes, et apparemment les premiers rôles.

 

La disproportion est totale entre le fait divers générateur et la tragi-comédie fabriquée par de petits appareils en mal d’existence. Ils ont perdu sur le fond, sont sans programme, et ne sont d’accord sur rien sauf de taper comme des sourds sur le Président de la République. L’incompréhension est totale alors qu'ils ont l'opportunité de faire avancer leurs idées et leurs propositions, surtout quand on veut bien admettre qu'Emmanuel Macron a plus été élu sur une méthode et des promesses, fortes pour certaines, que sur un projet politique qui n'existe pas encore, qu'il reste à LaREM à définir !

 

Nous fichons notre billet que le temps ne va pas tarder où certains esprits « bienveillants » ne tarderont pas à nous ressortir l’antienne du MJS (1) - par lequel semble être passé ce jeune homme, avant le PS, puis LaREM - comme étant une « école du vice » et la boucle sera bouclée. Et nombreux seront à ce moment-là, qu’ils soient au PS, à la FI ou à Génération-s à se renfrogner de nouveau et à voir leur jeunesse de nouveau abîmée à cause d’une histoire de cornecul que beaucoup, à gauche, auront eux-mêmes alimentée et fantasmée…

 

Si l’on accepte de prendre un peu plus de hauteur, on ne peut que soulever le paradoxe qu’il y a de voir le Président s’enferrer dans de curieuses explications qui l’éloignent de cette volonté affichée au début de son mandat de moralisation de la vie publique. Ce fut du reste peut-être une erreur de l’avoir proclamé avec autant de vigueur et aussi systématiquement. Car l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Moyennant quoi, Emmanuel Macron aurait commis une bévue comparable à celle du jeune Frédéric II de Prusse écrivant un « Anti-Machiavel » pour réfuter Le Prince peu avant d’accéder au trône. Lequel Frédéric II, finira par avouer, bien plus tard, qu’il s’était égaré dans son projet de moralisation de la vie politique…

 

Le plus navrant dans ce fait divers qui nous distrait des questions essentielles et des préoccupations des français est qu’il révèle une corruption morale qui pourrait tout polluer si nous n’y prenions garde. Attention à « l’effet papillon » !

Le plus désastreux serait qu’il nourrisse encore plus l’abstention en France et ce que le philosophe et essayiste Peter Sloterdijk, excellent observateur de notre société qui nous suppliait lors de la campagne présidentielle 2017 d’un « Français, n’éteignez pas les Lumières ! », désigne comme « un pessimisme de luxe », le « privilège de la nation française » : « cette douce amertume de ne plus croire en la vie politique »…

On peut ne pas se soucier de la réalité et de réalisme, multiplier les effets de grossissement et les « hénaurmités », mais est-ce bien là l’essentiel de ce que l’on attend des parlementaires et des dirigeants politiques ?

Le plus regrettable serait que ce fait divers encourage au passage le cynisme qui n’est plus un privilège des élites, contrairement à ce que veulent nous donner à croire des pensées paresseuses, opportunes ou commodes, mais qui a pris sa place dans le patrimoine populaire.

 

Nous préférerions de beaucoup, que les uns et les autres réfléchissent à la grande question du siècle : comment revivifier les idéaux d’émancipation, de sortie de l’homme hors de l’état de tutelle, selon l’expression de Kant, formulés dans une perspective républicaine au XVIIIe siècle, puis socialiste aux XIXe et XXe siècles ?

Car il ne suffit pas de se présenter - du côté d’une partie de l’opposition de gauche (LFI) comme du côté de la majorité parlementaire - comme une réponse à l’essoufflement oligarchique de la forme partidaire, si c’est pour exprimer des régressions par rapport à elle (sic !)

La vérité, c’est que la logique verticale et césariste semble de ce point de vue la plus partagée de notre « tout petit monde », en France, aussi bien à gauche, qu’à droite, qu’à En Marche.

Nous ne croyons pas davantage que la posture populiste soit la solution.

Certes, le populisme est une constante de la politique française depuis 1793. Robespierre était déjà certain d’être lui-même le peuple !

Napoléon III aussi, qui en tira une plus large popularité. Il reste que nous ne sommes pas prêts, en ce qui nous concerne, à nous convertir à cet algorithme élémentaire qui est la marque des populismes depuis toujours stipulant que la partie est le tout, et ceux qui sont peu nombreux sont en vérité la totalité. Pas davantage prêts à rallier ces franges ultra qui ne considèrent plus la démocratie comme un moyen efficace de faire de la politique.

Notre sentiment est qu’il revient à tous de veiller au grain.

Aux « chefs » de la majorité et de l’opposition comme aux citoyens.

Sous la mercatique de «l’antisystème», de «la rénovation», de « la politique autrement », de «la société civile» et de «la démocratie», la mise en place d’une tutelle unifiée n’est pas l’hypothèse la moins improbable. En tous les cas, l’enjeu et le défi sont là qui pourraient se poser lors de la prochaine présidentielle si nous n’y prenions garde…

On peut ne pas miser sur l'échec du quinquennat et rester vigilants. Comme on peut se positionner en opposants de la politique du gouvernement, sans se croire obligés de faire de la politique à l’ancienne, tout ce dont les français ne veulent plus.

Il est temps de retrouver l’esprit public, de dissoudre les fantômes de la politique et de ne plus faire croire qu’on peut en attendre plus qu’elle ne peut donner.

 

En réalité, le défi qui est le nôtre vient de loin.

Le nez dans le guidon, nous n’avons pas compris depuis l’enlisement social-libéral, l’épuisement de la social-démocratie, la chute du Mur de Berlin et la fin des illusions sur «le communisme» qu’il s’agissait peut-être du défi de l’invention d’une troisième grande politique d’émancipation, après la politique républicaine et la politique socialiste.

Pour y répondre, c’est un autre chemin qu’il faut explorer, en tenant compte du poids impersonnel des dominations sur nos vies quotidiennes davantage que des têtes interchangeables à faire tomber. En sortant également des égomanies sans limites, comme de ce besoin, que l’on sent irrépressible chez d’aucuns, de forfanterie, de hâblerie, de vantardise.

En se réinsérant enfin dans un horizon qui dépasse le seul hexagone et la seule Europe (pourtant l’Europe, ce ne serait déjà pas si mal !) qui prenne appui sur les initiatives citoyennes. Tout en considérant ce sentiment qui croît ici ou là dans un contexte de consommation accrue (informationnelle, numérique, économique, etc.) qui laisse supposer qu'il est possible de tout obtenir immédiatement et tout en traitant cette insatisfaction et cette frustration que secrète le temps forcement long du changement politique en démocratie.

 

Une des leçons de ce « scandale » d’été, comme le dit l’excellent Fabrizio Calvi (1), lucide sur « l’affaire », qui ne manque ni de mordant ni d’humour, qui sait aussi se détacher de l’écume agitationnelle du moment est celle-ci : « La fête gâchée. Si on en croit le Canard, Benalla ne s'est pas occupé que des bagages dans le car des Bleus. Après avoir pris les choses en main, il aurait fait accélérer le mouvement pour que les Bleus n'arrivent pas en retard à l'Elysée. Il aurait donc gâché la fête des supporters qui ont entre-aperçu le bus des Bleus. Et maintenant le voilà qui prive Macron du répit qu'aurait pu lui apporter le Mondial. Avis aux organisateurs de fêtes : Benalla, faut pas l'inviter.»

Une autre leçon, non moins sérieuse, c’est l’accélération des émotions et le passage immédiat d'une France réconciliée sur la coupe du monde de football et qui aussitôt retourne à ses démons politiques basés sur des règlements de compte, l’exigence de transparence, une baisse de vigilance du Président dans sa communication…

 

Jacques Lemercier est Président du PRé, Dominique Lévèque en est le secrétaire général.

 

(1) Mouvement des jeunes socialistes

(2) Jean-Claude Zagdoun, alias Fabrizio Calvi, célèbre journaliste d'investigation spécialisé dans les affaires de criminalité organisée et les services secrets.

 

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Commentaires: 1
  • #1

    François CAILLAUD (dimanche, 29 juillet 2018 16:12)

    Bien d'accord avec ce texte. François CAILLAUD