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ON THE (RAIL) ROAD AGAIN, l’avenir cheminot de l’émancipation, par philippe Corcuff

Les «chemineaux», sont, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers itinérants qui construisent les lignes de chemin de fer. Un modèle d’autonomie individuelle basée sur des compétences et une fierté professionnelles. Une piste pour construire de nouvelles relations sociales ?

 

La solidarité avec la grève appelée par l’intersyndicale de la SNCF à partir du 3 avril doit être exemplaire à l’image d’une certaine exemplarité cheminote. Le milieu cheminot ne constitue pas une nouveauté pour moi (1). Ce n’est cependant qu’aujourd’hui, à un moment où l’on cherche justement à la macroniser, que je me rends compte que la forme de vie cheminote contient des germes civilisationnels alternatifs à la loi de la compétition marchande. Pas une alternative au sens du vieux collectivisme, mais de plain-pied avec les contradictions des sociétés individualistes et capitalistes contemporaines. Non pas un «tout collectif» prétendant revenir sur le profond mouvement historique d’individualisation, mais un individualisme associatif, solidaire, écologiste et ouvert sur le monde prenant le relais de l’individualisme concurrentiel au service de quelques privilégiés, en voie d’épuisement sous le poids de ses dégâts sociaux, humains, écologiques et même spirituels.

 

Pour le philosophe Walter Benjamin, dans ses thèses Sur le concept d’histoire (1940), le passé n’apparaît pas comme un poids mort empêchant nécessairement le neuf d’accoucher, mais il constitue un enjeu de luttes entre conservateurs et éclaireurs d’avenir. «La tradition des opprimés» recèle des ressources pour nous aider à inventer un futur hérétique. Le ringard, c’est Emmanuel Macron avec sa tête de golden boy ravi, tout droit sorti des années 80.

 

Cependant, les mouvements sociaux critiques, fréquemment arc-boutés sur une position trop exclusivement défensive, risquent de passer à côté d’un télescopage inédit entre le meilleur de la tradition et les promesses émancipatrices de la modernité. Or, l’histoire cheminote peut justement nous inviter à prendre un autre chemin, conjuguant résistances à court terme et horizon émancipateur, fortes individualités et coopération, droits sociaux et service public, insertions locales et goût des communications internationales, protections sociales et esprit d’aventure, attaches dans la nature et innovations technologiques.

 

Les «chemineaux», ce sont, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers itinérants qui construisent les lignes de chemins de fer. L’expression est souvent péjorative, ne serait-ce qu’à cause de sa proximité avec les «chemineaux» entendus comme des vagabonds errant sur les chemins. Le «chemineau» se présente donc comme une individualité circulante. Le passage de «chemineau» à «cheminot» est entériné comme dénomination positive avec la création de la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer CGT en janvier 1917, son organe s’intitulant La Tribune des cheminots.

 

L’univers cheminot est constitué d’une diversité de métiers : agents de conduite, aiguilleurs, agents des voies et des gares, ouvriers d’ateliers, contrôleurs, guichetiers, etc. Des métiers valorisant souvent l’autonomie individuelle sise sur des compétences et une fierté professionnelles. Une autonomie supposant la coopération au sein du réseau pour garantir la sécurité et la ponctualité propres à une mission de service public, mais de plus en plus mises à mal par les logiques commerciales. Cette individualisation professionnelle coopérante est particulièrement à l’œuvre parmi le groupe moteur dans l’imaginaire cheminot, celui qui peut paralyser la SNCF par sa grève : les agents de conduite. On se souvient de la figure de  Jacques Lantier dans La Bête humaine d’Émile Zola (1890), incarné par Jean Gabin dans le film de Jean Renoir (1938). La coopération se prolonge dans la vie hors travail par la floraison d’une vie associative spécifiquement cheminote. Et le réseau ferré ouvre les coopérations possibles et souhaitables au monde entier.

 

Ces métiers ont d’abord puisé dans un terreau rural – et il existe toujours des cheminots paysans chers au romancier cheminot bourguignon Henri Vincenot (1912-1985) - pour ensuite s’élargir à un monde urbain plus scolarisé. Ce rapport initial à la nature pourrait trouver une nouvelle jeunesse dans le combat écologiste actuel contre le réchauffement climatique si la dérégulation néolibérale ne privilégiait pas le transport routier.

 

Les métiers cheminots sont réunis par un statut commun dès 1920, à la fois pour le réseau de l’État et les compagnies privées. L’âge de la retraite – un agent de conduite peut prendre sa retraite encore aujourd’hui à partir de 50 ans et les autres à partir de 55 ans – en constitue un emblème particulièrement vilipendé par les néolibéraux. Pourtant, il y a là une piste d’avenir pour une société où le jeu de l’augmentation de la productivité du travail et de l’amélioration des droits sociaux pourrait permettre à chacun d’ouvrir une nouvelle phase de sa vie, après celle du travail contraint, en explorant de nouveaux terrains de la construction de soi

 

Á une telle alliance de l’autonomie personnelle, de la justice sociale, du service public et de l’écologie, élargie à tous sous la bannière du XXIe siècle, la prétendue «équité» néolibérale oppose un moins disant social ou comment déshabiller Pierre sous prétexte d’un peu moins déshabiller Paul.

 

Les courants de la gauche qui ne se sont pas noyés dans le marché ont déjà loupé le rendez-vous du combat des intermittents du spectacle, avec son utopie réaliste d’une polyvalence créatrice des individualités sous protection sociale. Puis, ayant oublié l’exigence de repenser l’émancipation, ils ont laissé les mauvaises herbes des aigreurs déploratives et des concurrences victimaires envahir leurs allées. Sauront-ils, malgré tout, saisir l’occasion cheminote en contribuant à faire surgir un 1995 aux saveurs de Mai 68 plutôt qu’un baroud d’honneur sans lendemain ? Un Gabin au sourire juvénile de Dany le Rouge et Noir aux commandes du train spatial de demain ? «Soyons réalistes, demandons l’impossible» !

 

 

Note :

 

(1) J’ai soutenu une thèse de sociologie sur le syndicalisme cheminot en 1991. J’ai été un des animateurs de la pétition de soutien aux grévistes au cours de l’hiver 1995, dite «pétition Bourdieu» (voir J. Duval, C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti et F. Pavis, Le « décembre des intellectuels français, Raisons d’agir, 1998) et coscénariste du film Nadia et les hippopotames  de Dominique Cabrera (sélection Un certain regard, Festival de Cannes 1999), se déroulant parmi les cheminots grévistes de 1995.

 

Philippe Corcuff est enseignant-chercheur, maître de conférences en science politique à l'IEP de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, UMR 8070 du CNRS, Université Paris Descartes et Université Sorbonne Nouvelle).

Auteur notamment de "Pour une spiritualité sans dieux" (Les éditions Textuel, collection "Petite Encyclopédie Critique", 2016) et Les nouvelles sociologies (Armand Colin, 4ème édition, 19 avirl 2017).

 

N.B : Cet article a fait l’objet également d’une Tribune publiée par Libération le 21 mars 2018 et sur mon Blog : Quand l'hippopotame s'emmêle... (Club Médiapart) le 3 avril 2018.

 

 

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