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QUAND LES BRAS NOUS EN TOMBENT, par Dominique Lévèque

Après "l’affaire Ramadan" qui a fait surgir toute une série d’usages identitaristes, sans rapports avec la légitime indignation féministe (celle des femmes, mais aussi d’hommes), et qui a révélé combien les débats publics étaient dorénavant dominés par des manichéismes tout pourris, dans la logique d’une concurrence désastreuse des antiracismes entre lutte contre « l’islamophobie » et combat contre l’antisémitisme, on voit combien des sujets aussi divers que l’islam, l’islamisme politique, l’antisémitisme, la libération de la parole face aux violences sexuelles, la laïcité dans la République, la place des religions dans la sphère publique, la furieuse polémique Charlie / Médiapart ou encore le « spectacle » antisémite de Dieudonné ce week-end à Marseille, sont amalgamés par ce que mon ami sociologue Philippe Corcuff * appelle des « entrepreneurs en préjugés ».

A croire que plus personne, chez nos femmes et nos hommes politiques, ne sait appréhender la complexité du monde, pas davantage les contradictions du réel dans les polémiques publiques. Une gauche qui va finir par donner l’impression d’être confinée à l’assistance respiratoire, aussi bien au plan intellectuel que politique.

 

Les "sorties stupéfiantes" sont légion qui augmentent le risque de confusionnisme idéologique à l'oeuvre partout, sur tous les sujets, et sur tous les bords politiques et qui ne laissent pas d’interroger. Ce qui me touche le plus étant ce qui se passe à gauche.

 

La dernière : le cas du tweet conspirationniste et antisémite (avec rappelons-le, excusez du peu ! un photomontage issu du site d’extrême droite d’Alain Soral), émis, puis retiré avec ses excuses, par le dirigeant socialiste Gérard Filoche constitue un indice non pas de la dérive antisémite du PS, comment certains sur les réseaux sociaux aiment à le répandre, mais de l’affaiblissement de ses défenses vis-à-vis de l'antisémitisme au sein de ce poison confusionniste qui traverse au-delà du seul PS les gauches plus généralement, et passablement la gauche dite « radicale ».

 

Je ne crois pas personnellement que la personne de Gérard Filoche soit antisémite (son passé militant tend à infirmer cette hypothèse) ou alors, c’est qu’il le serait devenu sur le tard, ce qui peut toujours arrivé et est arrivé à d’autres autrefois que nous pouvions pour certains estimer. Le hic, c’est que son axe de défense, ses « excuses », dans leur formulation pour le moins extrêmement maladroites, l’ont enfoncé plus qu’ils ne l’ont sorti du pétrin dans lequel il s’est lui-même fourré. Il reste que son tweet était clairement antisémite. On peine à croire que le dirigeant politique avisé qu’il est n’en n’ai pas pris conscience. Ou alors, c’est un effet de la vieillerie et il convient dès lors qu’il en tire toutes les conséquences pour se préserver lui et sa famille politique.

 

On peut ajouter que ses justifications a posteriori apparaissent d’ailleurs symptomatiques d’un relâchement de cet esprit critique (qui fait trop défaut depuis trop longtemps aux gauches en France) dont il se vantait ces dernières années devant les amalgames antisémites : « il y en a des dizaines d’images comme cela qui circulent » et « je n’avais rien vu du tout. J’ai été distrait » (1)

Ce qui est le plus triste et le plus détestable dans cette affaire, c’est que son « inconscience » revendiquée (comme s’il se plaçait d’emblée sur le terrain du droit, comme pour s’exonérer d’avance de toute « faute », supputant peut-être que son affaire aille jusqu’aux tribunaux ?) finit même par prendre des accents conspirationnistes lorsqu’il contre-attaque « les macroniens et leur classe sociale », qui chercheraient à disqualifier le militant critique qu’il est.

Or quel est le rapport ? C’est de la pure folie !

Une « déboussolade » totale.

Il ne s’agit pas ici que d’une simple prise de melon, mais de bien plus grave, de bien plus inavouable. On le dit « aveuglé » par sa haine d’Emmanuel Macron. Comme si cela pouvait constituer une circonstance atténuante. La chose est surtout aggravée par le fait que quelque uns de ses proches, des camarades issus de son courant politique (2) non seulement relaient cette contre-attaque conspirationniste, mais l’organisent, notamment sur les réseaux sociaux. Ce qui peine ici, ce qui révulse aussi, disons-le, c’est qu’on ne trouve aucune vraie nette lucidité, ni chez lui, ni chez ses proches quant à la gravité de ce qu’il a diffusé.

 

La relativisation de l’antisémitisme peut bien faciliter, comme justification, une certaine banalisation aveuglée. Ses défenseurs mettent en avant une « cabale » en prenant peu au sérieux l’importance du contenu du tweet. Surtout, en inversant l’accessoire et le principal, ils fournissent un signe supplémentaire de dérèglements confusionnistes à l’œuvre dans une petite partie (celle qui n’a pas encore suivi Hamon hors du parti, grosso modo qui se disait “frondeuse”) du PS et plus encore dans les formations de la gauche dite « radicale ».

 

L’ensemble de ces faits divers, pas si divers que cela, interrogent au-delà de ces pétages de plomb, plus largement les faiblesses idéologiques de la gauche, ou des gauches pour être plus précis. Il n’y a pas que le PS, le PCF ou encore les écologistes qui doivent repenser leurs impensés. La gauche dite « radicale », la FI, NPA, doit aussi pouvoir se retourner sur les siens propres. Car on voit bien que c’est là où ça se cristallise surtout. Je ne peux que constater que d’aucuns, plus nombreux qu’on ne le croit ou acceptent de le voir, ont secondarisé, quand ils ne l’ont pas accessoirisé, la lutte contre l’antisémitisme au sein de l’antiracisme.

 

Depuis 2006 et le meurtre d’Ilan Halimi, en passant par le silence abyssal en 2012, de mon point de vue irresponsable, après les terribles assassinats perpétrés par Mohamed Merah, des fractions significatives de la gauche « radicale » ont même largement déserté le terrain des mobilisations contre l’antisémitisme.

Pour ma part, je ne crois pas cette gauche « radicale » massivement antisémite par endroits - encore qu’il faudrait que mon constat personnel soit validée par des enquêtes - mais force est de constater qu’elle a selon relativisé, laissé relativiser, la place de l’antisémitisme, a baissé la garde, en devenant assez insensible à sa résurgence actuelle. Comme s’il suffisait que JLM dise que la FI n’est pas un parti démocratique mais un « collectif » pour s’exonérer des travers idéologiques de certains groupes de la FI, de certains de ses militants, de certain-e-s de ses élu-e-s.

Des intellectuels ne sont pas les derniers en reste sur ce registre. Le philosophe et économiste Frédéric Lordon, notamment, dont le style ne manque pas de mordant et d’imagination, ne traite t-il pas l’antisémitisme que sous l’angle d’une disqualification jetée « à la tête de toute critique du capitalisme ou des médias » (« Le complot des anticomplotistes ») (3) ?

 

Á côté de cette relativisation, il y a aussi l’installation d’une zone éthérée, où en effet des analogies équivoques entre « juifs », « sionisme » et « État d’Israël » et/ou « juifs » et « banques » (et/ou « riches ») - auquel renvoie notamment l’arrière-plan du tweet de Filoche - affaiblissent de fait la vigilance antiraciste. Il n’est que de voir ce qui se passe dans certaines franges marginales de la solidarité avec la cause palestinienne, dans les jeux clairement ambigus du groupuscule du Parti des indigènes de la République (PIR) avec les frontières de l’antisémitisme (un groupuscule certes minuscule mais qui fait un tintamarre médiatique épouvantable), dans les proximités d’Étienne Chouard, prof d'éco-gestion en BTS à Marseille (une “star” du web, figure de proue au sein de la gauche « radicale » de la procédure du “tirage au sort démocratique”) avec Alain Soral (via ses liens avec le site rouge-brun et antisémite de ce dernier), ou encore, plus récemment, dans la répétition jusqu’à la gerbe sur l’internet et les réseaux sociaux du « Macron banquier Rothschild » depuis la Présidentielle (ce qui n’a pas manqué de convoquer évidemment les images nauséabondes du passé), etc.

 

Ce qui est navrant, triste, c’est quand des militants, des responsables politiques que l’on a pu connaître dans des luttes communes, dans le passé, dont on connait l’entièreté des convictions contribuent eux-aussi, la plupart du temps sans en avoir conscience, obnubilés souvent par leur désespérance politique, l’effondrement de leurs certitudes, ou simplement leur ressentiment, à donner de la légitimité à ces formes de confusionnisme au sein des gauches, alors même qu’on ne les sait pas antisémite, mais qui à force de « oui, mais » ou croyant utile d’exhiber les turpitudes (de nature par ailleurs différentes) d’autres acteurs pour excuse celle de leur “champion”, alimentent, pour le moins, la machine à conneries, pour le pire, la machine à horreurs.

 

Il y aussi dans les phénomènes auxquels nous assistons ces dernières semaines, la part prise par la posture du « politiquement incorrect », qui donne les apparences d’une transgression, d’une « rebellitude « à bon compte via des positionnements provocateurs.

De ce point de vue, la posture de la culpabilité postcoloniale, ne donne pas de meilleurs résultats.

Comment ne pas voir, par exemple, l’excessive indulgence, pour ne pas dire l’excessive complaisance de quelques intellectuels, mais aussi parfois sur les pages FB de nos propres amis dont le statut étant public ouvre grandes les fenêtres au grand n’importe quoi, à n’importe qui (qu’ils ne connaissent pas la plupart du temps et ne peuvent juguler), à l’égard des ambiguïtés par exemple d’une Houria Bouteldja (PIR) ?

L’anti-racisme est devenu pour certains un « terrain de jeu » dont on peut comprendre aisément que ce soit insupportable pour les militants anti-racistes d’aujourd’hui. Dominique Sopo, le Pt de SOS Racisme est effaré par exemple –-et on peut le comprendre – par l’attitude, les propos de la députée FI Danièle Obono qui a cru bon de soutenir sa « camarade » Bouteldja. " Il est insupportable de constater que des militants tendent à enfermer la jeunesse dans une impasse sociale et identitaire." (…) « Dans la rancœur et la haine de l’autre ».

Et que dire de cet « étrange » stage de formation syndicale proposé par Sud Education 93 (avec des ateliers... non-mixtes) ?

 

Je crois avec mon ami Philippe Corcuff (sociologue engagé avec lequel je me retrouve souvent ces derniers temps au diapason, avec lequel je diffère cependant sur quelques points, dont son approche de la question de « l’islamophobie », dont je récuse jusqu’à l’emploi du terme qui me semble impropre ; également sur son appréciation de Médiapart…) que tout cela semble plutôt relever de ce que Pierre Bourdieu appelait une « sorte de complaisance à base de culpabilité qui, autant que l’essentialisme raciste, enferme et enfonce les colonisés ou les dominés en portant à tout trouver parfait, à tout accepter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font au nom d’un relativisme absolu, qui est encore une forme de mépris » (5).

 

Moyennant quoi, la gauche est toujours aussi azimutée, en miettes. Les gauches éparpillées et ne donnant toujours pas le sentiment de vouloir retrouver ne serait-ce qu’une boussole. C’est sans doute cela le plus terrible. L’esprit critique des Lumières qui les caractérisait semble perdu. Incapables de résister collectivement aux essentialisations concurrentes, incapables de tancer un minimum ceux des leurs qui ne savent que choisir un racisme contre un autre, qui vont parfois jusqu’à emprunter les voies les plus obscures, incapables de maintenir ouverte la possibilité d’une « commune humanité universalisable ». Incapables de penser dans le même temps le poids des stigmatisations, des discriminations et des injustices dans notre société et le nécessaire refus des manichéismes. Impuissantes à stimuler la capacité à penser aussi contre leurs propres préjugés.

 

Jusqu’à quand ?

 

Dominique Lévèque est secrétaire général du PRé.

 

 

* Philippe Corcuff, enseignant-chercheur est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et aujourd’hui militant libertaire. Il a été chroniqueur à Charlie Hebdo (2001-2004) et tient un blog sur Mediapart. Il est notamment l’auteur de Mes années Charlie et après ?, avec des dessins de Charb (Textuel, 2015). Il mène une série de recherches autour du double thème de l’individualité et de l’individualisme appréhendé sous différentes dimensions, au carrefour de la sociologie et de la philosophie. C’est un ami et un contributeur (libre !) du PRé.

 

(1) 20 minutes, 18 novembre 2017 (http://www.20minutes.fr/high-tech/2171455-20171118-tweet-polemique-gerard-filoche-peut-croire-seconde-antisemite).

(2) Courant B du PS, du nom de la motion du même nom déposée au Congrès de Poitiers : « À gauche pour gagner » dont le premier signataire est Christian Paul, regroupant la « gauche » du PS : les « frondeurs », les deux précédents courants « Maintenant la gauche » (Emmanuel Maurel, Marie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedj, Gérard Filoche) et « Un monde d'avance » (Benoît Hamon, Guillaume Balas)…ainsi que des membres du petit groupe Utopia).

(3) Le Monde Diplomatique d’octobre 2017 (https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/LORDON/57960)

(4) Dans un article sur le blog du Huffington Post du 15/11/2017, Dominique Sopo ajoute « Madame Obono pense-t-elle que les propos homophobes de Houria Bouteldja ne pourraient pas avoir de conséquences sur de jeunes arabes? Madame Obono a-t-elle déjà entendu parler des suicides chez les jeunes homosexuels? Madame Obono pense-t-elle que la lutte contre le racisme puisse être amalgamée à une lutte contre les Juifs? Madame Obono pense-t-elle à cet égard que la ségrégation raciale aux Etats-Unis et l'Apartheid en Afrique du Sud auraient été plus rapidement abolis si Martin Luther King et Mandela avaient insulté les Juifs plutôt que respectivement combattu les suprémacistes Wasp et les suprémacistes afrikaners? Madame Obono pense-t-elle que l'égalité soit, in fine, un concept fumeux et que, comme le dit sa "camarade", les populations d'origine immigrée devraient s'enfermer dans leur "clan", dans leur "race" et dans leur "religion"? Madame Obono est-elle capable de comprendre que l'on ne lutte pas contre le racisme en soutenant un personnage aux propos racistes, propos qui sont autant de sources de légitimité pour une extrême-droite traditionnelle qui n'en attendait pas tant ? »

(5) Revue Actes de la Recherche en Sciences Sociale, Mars 1985 (http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1985_num_56_1_2253); cf aussi "Charlie, Mediapart, Valls, Filoche et les autres : la gauche déboussolée", par Philippe Corcuff, L’Humanité du 22 novembre 2017 (https://www.humanite.fr/charlie-mediapart-valls-filoche-et-les-autres-la-gauche-deboussolee-646013)

 

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