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COUP DE MANDOLINE AU COEUR DE L'ÉTÉ PYRÉNÉEN, par Dominique Lévèque


Carnet de voyage été 2025 (extrait)



Bagnères de Bigorre (août 2025)
Bagnères de Bigorre (août 2025)

 

      À soixante cinq ans, j’en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle, de femmes qui m'aiment encore, ou qui m’aiment pour autre chose que ce corps taillé dans l’albâtre que j’execre. Comme j’en suis encore à rêver de fraternités inaltérables et de désirs intacts. D’alternances avec alternative. D’espérance avec gaité. De République écologique. De renouveau de l'esprit coopératif. D’un meilleur usage du monde par les Hommes...  

 

   L'autre jeudi, arrivé éprouvé au Col d’Aspin qui relie Arreau à Sainte-Marie de Campan dans les Hautes-Pyrénées, mimant ces forcenés du vélo qui entendent revivre un bout du Tour de France et arracher leur part de gloire, mais sans avoir moi-même eu la folie de chevaucher la petite reine, en ayant juste céder à l’appel d’une promesse (excessivement) gourmande à l’Auberge des Trois Pics, chez “Germaine”, je m'étends sur l’herbe, sans bouger. Si longtemps que tels les pélicans et les cormorans de la plage de Big Sur dans La Promesse de l’aube qui me revient en tête chaque été, de belles vaches locales à la robe froment clair et aux cornes en forme de lyre ont fini par m’entourer, à former un cercle autour de moi, interloquées sans doute par ce gonze inerte en short de pseudo montagnard. Elles me regardent. Je leur souris, elles ne bougent pas, l’oeil un peu mélancolique, comme si elles savaient.

 

   Nous abandonnons l'idée de gagner le fameux Col du Tourmalet, pourtant à quelques coups de guidon seulement du Col d'Aspin. Faut savoir parfois dimensionner ses envies...

Je n’aurais jamais dû redescendre dans la vallée qui s'étire aussi loin que porte notre regard.

Pas parce que j’étais moyennement confiant dans mon aptitude à maîtriser la technique et à gérer la vitesse - j’etais dans la voiture-balai ! - mais parce que je ne savais pas ce qui m’y attendait.

Nous y retrouvons les Mounaques de Campan, ces poupées faites de chiffon grandeur nature, qui paraissent heureuses de nous revoir. C’est surtout qu’à la faveur d’un arrêt technique et une pause rafraîchissement, s’en est suivi un échange avec mes amis de grimpée Éric et Guylene, ma ravitailleuse et soigneuse en chef Andréa, sur la noirceur du monde, la montée des identitarismes de tous poils, le déclin de l'État en France et donc de la nation, le sentiment que plus personne ne sait ce que c’est que l’intérêt commun, l’intérêt collectif. A commencer chez les dirigeants. Pire : on ne veut plus en entendre parler. Comme si le moment était venu de le congédier. 

 

Ces identitarismes concurrentiels qui touchent jusqu’à l’Europe - France comprise - n’alimentent pas seulement le désir de faire la guerre contre son voisin, mais nourrissent également le risque de scénarii de guerres civiles, dont on pouvait se croire immunisé. Les fractures sociales, politiques, culturelles et démographiques sont on ne peut plus à l’oeuvre, tout comme les haines du passé que l’on convoque à satiété, qui, chez certains, ne passent pas, sont exacerbées opportunément pour créer autant de possibilités de chaos et abîmer, réduire au passage un peu plus la République.

 

   Et s’il n’y avait que celà, ajoute un voisin de table stigmatisant au passage une société de plus en plus "TikToquée" : jusque dans notre vie pratique, on nous prend pour des "gogos". "C'est quoi cette nouvelle mode de mini ventilateur portatif personnel qui vient remplacer notre traditionnel éventail ?" Il est vrai que l'on peut se poser la question. Non seulement, ces ventilateurs sont très laids, ils "polluent" notre espace visuel, mais leur empreinte carbone est alarmante, présentant un impact écologique, sanitaire et de sécurité loin d’être neutre.

La canicule a bon dos et ce n’est assurément pas ainsi que l’on va mener à bien et dans les temps la transition écologique et reconquérir notre marché intérieur.

 

   Et cette autre question qui découle de toutes les autres : comment aller contre le monde comme il va ? Comment changer de civilisation sans tomber dans le despotisme, voire la barbarie ?

Croit-on vraiment qu'en France, une nouvelle fièvre jaune, un homme-une femme providentiel-le, un satrape insoumis, un porte-drapeau nationaliste pourraient nous en préserver ?

 

   Finie la magie du Tour.

 O tempora, o mores ! Ô triste monde soumis aux renoncements tous azimuts, à la dislocation, la loi du plus fort, la tribalisation, aux hashtags et aux émoticônes... J’en viens à douter sérieusement de la propension humaine au rêve et à l’imagination. “Comme on fait un rêve, on fait sa vie” écrivait Hugo. On est mal barrés.

 

   Je n’aurais jamais dû redescendre dans la vallée. Car soudain, ce tél. mobile que l’on me met sous le nez : “T’as-vu, ils ont osé, ils ont profané la mémoire d’Ilan Halimi en tronçonnant un oliver planté en sa mémoire, ainsi que des plaques d’ecoles commémoratives de la déportation des enfants juifs !”

Et puis ce coup de massue final quelques minutes après : mon tél qui vibre et ce message de mon frère cadet Marc : “Je viens d’apprendre le décès de Frank cet apm. Biz”.

 

Décidément, ouvrir son smartphone quand on reçoit un appel, une “notification”, c’est comme tourner le bouton de la radio ou feuilleter le journal local de La Nouvelle République des Pyrénées : cela exige un peu d’abnégation. Comme dit Régis, celui de l’auteur du récent Riens, dont je relis en ce moment Madame H, rue Victor Hugo, dans notre base arrière à Bagnères de Bigorre, le pied à terre de notre ami Patrice, “On se libère plus facilement du sexe et de la coke que de la curiosité du lendemain” … et du présent, ajouterais-je sic ! Surtout si c’est pour se retrouver en rupture d’espérance. La bêtise et la fragilité humaines. Rien ne m’est - nous - est épargné.

 

D’une certaine façon, j’envie ces cyclistes rencontrés au Col d’Aspin. Et plus encore peut-être ces vaches lourdaises d’une sociabilité innouie qui m’ont entouré de leurs yeux si doux.

La poursuite de la descente est rude et moralement éprouvante.

 

   Frank, camarade de lycée de Marc, faisait partie à l'époque de son cercle d’amis le plus vertueux, membre éminent du “MFJ”, sorte de club festif de motards amateurs de Jeanlain et de canailleries en tous genres qu’ils avaient cofondé avec d'autres lascars. Un peu sur le registre de Carpe Diem et d’En mai, fesse qui il te plaît ! Ou encore de “Rhââ lovely” façon Gotlib...

Je garde de lui le souvenir d’un joyeux drille, aussi sérieux en cours qu’il pouvait être gentiment déglinguo en dehors, aimant la fête et la musique, les choses décalées, voire déjantées, mais sachant en toutes circonstances et en tous temps jusqu’où ne pas aller trop loin.

 

Aujourd'hui, je veux me souvenir de Frank, adolescent et jeune homme : Beau Oui comme Bowie. De beaux yeux bleus, un sourire doux mais ravageur. Pas loin de produire le même effet, quand il entrait dans une famille, que l’iconique Terence Stamp - qui vient aussi de disparaitre - dans l’un de mes films mythiques préférés : Théorème, oeuvre majeure pasolinienne. 

Frank était un “fervent Beatlemaniaque, devenu ensuite fan des Clash et des Ramones” qu’il fit découvrir à Marc et à Pierre, autre membre éminent alors du MFJ, qui me rappelle cet aspect de leur patrimoine musical commun.

Frank Bridoux (1963-2025), professeur de médecine, chef service néphrologie CHU Poitiers
Frank Bridoux (1963-2025), professeur de médecine, chef service néphrologie CHU Poitiers

Un garçon surtout qui avait une qualité rare : l'attention aux autres et qui, devenu praticien hospitalier, pratiquera le soin comme un humanisme.

 

   Autrefois, je le voyais souvent à la maison chez mes parents à Niort, chez lesquels il avait porte ouverte. Je l'ai tout de suite apprécié et le garçon s'est révélé attachant. Drôle, charmant, jamais en panne d'un mot d'esprit, Frank avait aussi le souci des autres - de mon frère en particulier qui était un vrai Zebulon - et faisait volontiers le capitaine de soirée. Les années qui suivirent, toujours aussi empathique, bienveillant, y compris lorsque je le sollicitais plus tard à propos de la santé du frangibus qui m’inquiétait. Disponible pour nous soutenir lorsque ce dernier se retrouva transporté à la Pitié, en réa, en sept. dernier… 

 

J’avais beaucoup d’affection pour lui. 

Son dernier message date de fin mai, je viens de le relire : il m’informait de la survenue de sa chierie de maladie et finissait par un : “Je vous embrasse tous les deux”, qui m’a anéanti. Dans ce même message, le pauvre chéri avait pris la peine de me prier de l’excuser de ne pouvoir se joindre au déjeuner autour de Marc que j'étais en train d’organiser pour le rasserener, et nous tous par la même occasion, alors qu’il était lui-même hospitalisé depuis un mois et demi. “Les choses ont changé pour moi” me disait-il tranquillement. Fin mai, il en était déjà à sa troisième cure de chimiothérapie...

 

   Cette nouvelle, conjuguée à celles du monde, de l’Europe et de France, a eu le don de me filer le bourdon et de me mettre à plat. C'est l'aspect le plus navrant de ce genre de situation : on en arrive plus à s’apitoyer sur son propre sort qu’à pleurer sur le défunt. Je me surprends à songer qu’on ne devrait pas mourir en août : qui sera à ses côtés pour le moment d’adieu ultime ? Et l'inévitable question - tristement nombriliste - qui vient aussitôt : et moi, qui sera à mes côtés le jour J ?

 

        Et si finir comme Job sur son rocher, Philoctete sur son île ou comme une mounaque à regarder passer les passants à la terrasse du café du village de Campan, était une option ?

Je n’ai pas envie de finir comme un gogo, à brouter avec le troupeau. Pas davantage de m’extenuer à essayer de m’approcher au plus près des Prodiges de la vie.

 

      Mais je n’ai pas envie de parler de Frank au passé. 

 Ce jeudi, tout est pour moi funèbre et mélancolique. Je suis animé du même sentiment qu'Hugo arrivé à Oloron au terme de son voyage à vélo dans les Pyrénées, lorsqu'il qu'il apprend par le journal que sa fille adorée Léopoldine et son mari se sont noyés. 

Mais je ne peux pas m’abandonner à la tristesse. Je n’ai pas le temps pour cela. Je veux vivre le présent sans le juger à l’aune du passé ou de l’avenir. Je pense surtout à ma petite Alice et à Thomassou, son père, mon fils aîné, à sa mère Charlotte et au nouveau bébé à venir; à Liam également qui doit être grand maintenant, comme à son papa, Guillaume, mon cadet. A Camille et Gaby; à Jeanne et Gabriel. A mes parents que j’ai la chance d’avoir encore en vie, Monique et Michel. Comme je les aime. A mes ami-e-s. Aux copains & copines. A celles et ceux que je ne connais pas encore.

 

   J’ai envie de laisser résonner en moi encore un peu le Cantique des Cantiques, et pouvoir humer un jour les senteurs des Roses d’Ispahan. J’ai envie de croquer dans les grappes de raisin du jardin de mon père avant que les merles ou les grives ne leur fasse leur affaire, en dépit de ma difficulté depuis toujours à savoir séparer en bouche la chair des pépins; j’ai envie de goûter pendant le plus d’étés possibles aux oeufs au lait et aux gâteaux de ma mère. J’ai envie de retourner sucer pendant encore de nombreuses saisons le chèvrefeuille de mon enfance, le long de l’ancienne voie romaine à Pouffonds, à la lisière de ce qui fut notre ancienne maison de famille, celle de mes grands-parents paternels, au coeur du Pays Mellois. Comme j’ai aussi envie de cueillir les mûres sur les haies de la route du Radar à Limalonges, du côté de "La Montée Blanche" où habitaient mes grands-parents maternels. 

J’ai envie de rester disponible au Sentiment géographique, à toutes les expériences intimes et poétiques de l’espace où la rêverie, la mémoire, la perception sensorielle se mêlent pour révéler l’identité d’un lieu, y compris intérieur, à travers les paysages, la mémoire…Un peu à la manière du regretté Michel Chaillou qui habita le Melle de mon enfance. 

 

   J'ai envie de marcher avec elle dans nos pas d'autrefois sur les plages de La Baule et de Cabourg. Danser le calypso en Italie sur le pont Milvio et déguster une glace avec elle et la pareillement délicieuse Audrey sur les marches de la Piazza di Spagna de Rome.

J'ai tant de caresses à lui rendre. J’ai envie de frissonner. Encore un peu. Et, dès qu'il me sera de nouveau permis, de taster ce Jurançon, "Cuvée Marie" - si elle existe encore - de la Maison Charles Hours qui me régala autrefois. Je me souviens de la première fois : à l’hôtel de France, à Auch. 

 

J'ai envie de rester curieux du monde et des Hommes, malgré ce qu'ils ont de désespérant.

Et puis, il me - nous - reste tant de Riens encore à vivre, de ces riens qui font une vie. "Il faut de tout pour faire un monde, il faut des riens pour faire une vie". 

 

   Je souhaite la même chose à la famille de Frank.

 

   En attendant, je fais comme je peux. Je ne dis pas que par moments, j’ai pas des envies de bâcher, d’abandonner le vélo dans le fossé. Je sais bien que le temps où je pouvais grimper en danseuse est (très très !) loin. J’ai l’impression parfois d’être en fond de cuve, de n’etre pas loin du coup de mandoline. Heureusement, ma muse, ma Wanda, est là qui me passe la gourde dans la reprise de notre descente en pleine canicule vers Bagnères de Bigorre, et qui, dans ma vie, veille au grain et me fait me tenir en selle. Elle est ma poésie, mon Epiphanie permanente. 

Sans compter mes pierres éternelles dont la fidélité affective n’a jamais cessé et ne cesse de me bouleverser. Ainsi que mes camarades du premier cercle, mes compagnons de toujours, à commencer par ceux en gastrosophie, qui m'aident à rester en éveil d'une joie retrouvée ou d'une nouvelle à trouver, à ne jamais cesser de guetter le hasard objectif.

 

        “Tombé du ciel” d'Higelin passe à la radio locale et je me souviens de Frank, tombé des vivants, prématurément, je pense à ce qu'il nous reste à vivre, la poésie de la vie, la chance que nous avons. Malgré tout. Et ce soir, je vais soupirer pour lui quelques vers choisis de Vigny, extraits d’une édition de 1929 chinée à la Bouquinerie associative de Bagnères. Tout en me rejouissant à l'idée de rejoindre Marseille à la fin du mois pour fêter les deux fois soixante ans de mes amis Céline et d'Eric.

 

     Pour l'heure, mes pensées vont à Valérie, la femme de Frank, à Thomas et Anna, leurs enfants, ainsi qu’à Sylvie, Catherine et Anne, ses frangines. A sa maman.

Comme à mon frère Marc qui doit avoir le coeur serré et à cet autre ami fidèle et précieux qu’est Pierre (professeur de médecine lui aussi, détaché à Londres) qui formait avec les deux autres, un trio au jeu aussi agile et brillant que les doigts de la main gauche de Django Reinhardt…

 

Frank Bridoux (1963-2025)professeur de néphrologie, était chef du service de néphrologie, hémodialyse et transplantation rénale au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Poitiers. Spécialiste en néphrologie clinique, notamment la pathophysiologie et le traitement des maladies rénales associées aux immunoglobulines monoclonales. Chercheur, il a participé à la recherche fondamentale et clinique, y compris des essais contrôlés randomisés.Il était également impliqué dans la gestion des maladies rares liées aux dépôts d'immunoglobulines monoclonales, notamment l'amylose ALIl était président de l'International Kidney and Monoclonal Gammopathy Research Group.

Coordinateur associé du centre de référence national français pour l'amylose AL et autres troubles liés aux dépôts d'immunoglobulines monoclonales.

Co-auteur de plus de 180 publications scientifiques et auteur de plusieurs chapitres de livres.

 

 

Bagnères de Bigorre, le 17 août 2025