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L'ETRANGER, par Sully-Prudhomme / Timothy Adès


Notre ami britannique Timothy Adès nous propose un poème d'un Parnassien : Sully-Prudhomme, plutôt méconnu de nos jours. On retient souvent de lui qu'il fut l’un des poètes officiels de la Troisième République. Son premier recueil, Stances et poèmes (1865), fut salué par Sainte-Beuve. Il publia aussi d’intéressantes études d’esthétique (De l’expression dans les Beaux- Arts, 1883 ; Réflexions sur l’art des vers, 1892 ; Testament poétique, 1901), et consacra plusieurs ouvrages à des questions de métaphysique. Publiés à titre posthume, son Journal intime (1862-1869) et ses Pensées de jeunesse sont parsemés d’aphorismes, comme celui-ci qui résume toute son oeuvre : « La poésie, c’est l’univers mis en musique par le coeur. »


   René François Armand SULLY-PRUDHOMME (1839-1907), est le premier poète à se voir décerner le premier Prix Nobel de littérature en 1901. D'autres noms, aux côtés du sien,  bruissent alors dans les couloirs de l'Académie suédoise : Henrik Ibsen, Frédéric Mistral, Edmond Rostand, Léon Tolstoï…

Ce premier lauréat sera célébré de Guinée-Bissau jusqu’à Corée du Nord (valeur de la monnaie : un won).

Je vous propose aujourd'hui son poème ‘L’Étranger’ qui se trouve dans le recueil ‘Les vaines tendresses’ de 1875 : voici qu’il se demande :

- Ai-je bien vécu ?

A rapprocher de ce que Robert Desnos (1900-1945) - un habitué de la rubrique Tutti Frutti du site du PRé - dans son poème ‘L’Épitaphe’ , tirée du recueil ‘Contrée’ orné de l’art de Picasso, nous demande :

- Avez-vous tous, as-tu bien vécu ?

 

Sully Prudhomme, photographie

(Parue dans «le Monde illustré», 23 novembre 1935. / BNF. Gallica. Atelier Nadar)

 

L’Étranger – Sully Prudhomme, 1875

 

Je me dis bien souvent : de quelle race es-tu ?

Ton cœur ne trouve rien qui l'enchaîne ou ravisse,

Ta pensée et tes sens, rien qui les assouvisse :

Il semble qu'un bonheur infini te soit dû.

 

Pourtant, quel paradis as-tu jamais perdu ?

A quelle auguste cause as-tu rendu service ?

Pour ne voir ici-bas que laideur et que vice,

Quelle est ta beauté propre et ta propre vertu ?

 

A mes vagues regrets d'un ciel que j'imagine,

A mes dégoûts divins, il faut une origine :

Vainement je la cherche en mon cœur de limon ;

 

Et, moi-même étonné des douleurs que j'exprime,

J'écoute en moi pleurer un étranger sublime

Qui m'a toujours caché sa patrie et son nom.

 

 

The Stranger – Sully-Prudhomme

 

I often ask myself: What breed are you?

Your heart remains unravished, unenslaved;

There’s nothing that your thoughts and senses craved;

Eternal happiness must be your due.

 

And yet, what paradise did you forego?

What worthy cause have you done service to?

Confined to vice and squalor here below,

What’s your own beauty and your own virtue?

 

My longing for some heaven, my divine

Uneasiness, must have some origin;

I seek it vainly in my turbid heart.

 

Amazed at my pathetic litany,

I hear a noble stranger weep in me,

Who won’t his country, or his name, impart.

 

 Translation: Copyright © Timothy Adès





 

L’Épitaphe – Robert Desnos 1943

 

J’ai vécu dans ces temps et depuis mille années

Je suis mort. Je vivais, non déchu mais traqué.

Toute noblesse humaine étant emprisonnée

J’étais libre parmi les esclaves masqués.

 

J’ai vécu dans ces temps et pourtant j’étais libre.

Je regardais le fleuve et la terre et le ciel

Tourner autour de moi, garder leur équilibre

Et les saisons fournir leurs oiseaux et leur miel.

 

Vous qui vivez qu’avez-vous fait de ces fortunes?

Regrettez-vous les temps où je me débattais ?

Avez-vous cultivé pour des moissons communes?

Avez-vous enrichi la ville où j’habitais ?

 

Vivants, ne craignez rien de moi, car je suis mort.

Rien ne survit de mon esprit ni de mon corps.

 

 

The Epitaph – Robert Desnos 1943

 

I’ve lived today, and since antiquity

Been dead. I lived intact, but I was prey.

Man’s nobler side was jailed and put away;

Among the slaves in face-masks, I was free.

 

I’ve lived today, and nonetheless been free.

I watched the river and the earth and sky

Turn round me, and they kept their harmony;

Honey and birds, a seasonal supply.

 

How did you use these gifts, you there alive ?

Did you misuse the days I spent in toil?

Did you make common cause and till the soil

To harvest? Did you make my city thrive ?

 

Don’t fear me, you who live: I’m dead and gone:

Not soul nor body, nothing lingers on.

 

Translation: Copyright © Timothy Adès

 



Desnos

Les Vaines tendresses, édition originale (Alphonse Lemerre, Paris 1875), bibliothèque d'Alidor Delzant

Médaille Prix Nobel de littérature décerné à Sully-Prudhomme

Timbre poste Guinée Bissau à l'effigie de Sully Prudhomme à l'occasion de son Prix Nobel

Timbre poste français


Timothy Adès est un poète traducteur-britannique, spécialiste de la versification, des rimes et des mètres, en français, espagnol, allemand et grec. Fin connaisseur, entre autres, de Victor Hugo, Louise Labé, Robert Desnos, Jean Cassou, Georges Pérec, Alberto Arvelo Torrealba, du poète vénézuélien des Plaines, du mexicain Alfonso Reyes, de Bertold Brecht et de Sikelian.

Il a aussi réécrit les Sonnets de Shakespeare en évitant la lettre e et a écrit une longue poésie n’utilisant aucune voyelle, sauf le e.

"Ambassadeur" de la culture et de la littérature française, il est le premier à avoir traduit les "Chantefables" de Robert Desnos en anglais. Lauréat des Prix John Dryden et TLS Premio Valle-Inclán.

Timothy Adès est membre du conseil scientifique du PRé, co-animateur de la rubrique Tutti Frutti.

 

Derniers ouvrages parus : " Alfonso Reyes, Miracle of Mexico " (Shearsman Books, 2019). Bilingual Spanish/English, "Robert Desnos, Surrealist, Lover, Resistant " (Arc Publications, 2017) : 527 pages, bilingual text, les poèmes de Desnos avec les versions de Timothy Adès.

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